Catégorisation des sons non-musicaux

Revue de littérature non-exhaustive sur le design acoustique (1/3)

éléonore sas
7 min readFeb 10, 2021

Extraits d’une recherche menée dans le cadre d’une étude sur les interfaces de fait sonores, c’est-à-dire sur les sons qui nous renseignent sur l’état d’un système. Cette revue de littérature a servi de base à une étude expérimentale sur la nature fonctionnelle de ces interfaces et sur les capacités des utilisateurs à reconnaître la nature et la fonction des sons (en particulier, les stratégies cognitives adoptées pour reconnaître un son hors de son contexte).

Cette étude a été réalisée dans le cadre de l’unité d’enseignement “Analyse des situations”, enseignée par Pierre-Henri Dejean, et avec l’aide de Nicolas Dauchez, enseignant en “Design acoustique”, tous deux à l’Université Technologique de Compiègne (UTC).

Comment catégorise-t-on les sons non-musicaux ? Les écoutons-nous toujours de la même façon ? Sur quelles caractéristiques nous concentrons-nous lors de notre écoute ? Hiérarchisons-nous les sons ? Comment décrivons-nous les sons et pour quelles raisons ? Pouvons-nous nous comprendre via un langage commun lorsque nous nous décrivons ce que perçoit notre ouïe ? De quelles façons est-il possible de différencier objectivement les sons ? À quel point sommes-nous influencés par notre culture dans notre interprétation des sons qui nous entourent ? Possédons-nous une culture sensorielle personnelle des sons ?

Photo de Vincent van Zalinge

Pierre Schaeffer et le solfège des objets musicaux

L’Homme cherche souvent à classer les sons qu’il entend. Ainsi, on retrouve plusieurs taxonomies selon les catégorisations des sons. Dans son Traité des objets musicaux, Pierre Schaeffer propose ainsi une première typologie (ou “solfège”) des objets musicaux en fonction de trois critères :

  • La durée (ou aspect temporel) → Imperceptible ou longue.
  • La continuité (ou facture) → Fermée (organisée selon des règles compréhensibles, comme en musique), nulle (répétition à l’identique) ou imprévisible (pas de liens entre deux instants). Elle est liée à la façon dont est produit le son.
  • La variabilité (ou masse) → Très faible (objets élémentaires, avec une hauteur définie et sans modulation), compréhensible (objets équilibrés, comme en musique) ou trop imprévisible (objets trop originaux). Ce terme désigne la densité du contenu, sa masse.

Tous ces critères d’identification sonore permettent de positionner les sons dans un tableau tel que celui ci-dessous :

Tableau récapitulatif des critères typologiques de Schaeffer

Mais peut-on aller plus loin que la simple classification et se construire un véritable vocabulaire commun pour décrire les sons que nous entendons ? Plusieurs chercheurs se sont posés sur cette problématique.

Claude Olivier et la taxonomie des sons

Parmi eux, on peut citer La recherche intelligente de sons de Claude Olivier. Selon lui

“Nous qualifions […] les phénomènes sonores de « bruits »”. — Claude Olivier

En effet, les sons non-musicaux ne sont pas décrits par un vocabulaire aussi rigoureux que celui de l’Art. Cette terminologie s’explique par la constitution même de ces sons, différents de celle des sons musicaux. Ainsi, ces “bruits” ont comme “différence de ne pas avoir une hauteur précise et déduite, d’être formés de multiples fréquences irrégulières et non cycliques [et] d’être complexes en termes schaeffériens”, c’est-à-dire en considérant la classification de Schaeffer décrite plus haut.

Claude Olivier a recherché une nouvelle classification sonore, à partir de l’écoute de la moitié des sons tirés d’une base de données commerciale sonore américaine, la Sound Ideas serie 6000. A partir de là, il a élaboré une nouvelle taxonomie (exemple ci-dessous) liée à la source du son dans notre environnement et à sa relation directe avec différents points, tout en reprenant par analogie le vocabulaire courant visuel utilisé au cours du temps et des cultures pour décrire les sons.

Exemple de taxonomie élaborée par Claude Olivier sur les sons liés à la Nature

C. Olivier détermine ainsi une taxonomie des sons naturels en fonction de l’élément qui produit le son et de l’interprétation de l’état du monde qui est déduite de l’écoute.

“Il existe quatre grandes familles de sources sonores : les sons provenant de la Nature, les sons produits par les Animaux, les sons produits par l’Homme et les sons des Objets/Machines.” — Claude Olivier

Sons provenant de la Nature et produits par les Animaux et l’Homme

Concernant les sons produits par les trois premières catégories (nature, animaux et Homme), il différencie les sons dits d’“ambiance” ou “événement”. Les sons liés aux espèces vivantes sont séparés selon s’il s’agit d’une action ou d’une expression de l’être vivant.

Sons produits par les Objets et les Machines

Concernant la dernière catégorie, il distingue :

  • Les objets → Choses solides considérées comme un tout, fabriquées par l’Homme et destinées à certains usages
  • Les machines → Appareils ou ensemble d’appareils capables d’effectuer un certain travail ou de remplir une certaine fonction, soit sous la conduite d’un opérateur, soit d’une manière autonome

Les sons des objets et des machines sont séparés entre bruits mécaniques (excitation de l’objet par l’action de l’Homme) et non-mécaniques (son autonome, machine, dont la source est excitée par une énergie) (voir ci-dessous).

Les différents types d’écoutes du son

Pierre Schaeffer, puis Michel Chion dans son Guide des objets sonores: Pierre Schaeffer et la recherche musicale, vont distinguer trois types d’écoutes des sons.

Les termes entre parenthèses et guillemets (écouter, comprendre et entendre) sont à attribuer à Nicolas Misdariis, dans Sciences du Design Sonore — Approche intégrée du design sonore au sein de la recherche en design.

1 - Écoute causale (“écouter”)

Elle vise à identifier la source, la cause qui provoque le son et où ce dernier se situe, comment il se déplace ou bien se comporte, etc. En fonction de notre personnalité et de nos expériences, nous développons des écoutes causales spécifiques dans des domaines très précis, tels que la musique ou la reconnaissance des sons d’un moteur par exemple. A partir de ces champs de connaissances particuliers, nous généralisons ensuite nos acquis à d’autres univers sonores.

2 - Écoute sémantique (“comprendre”)

Elle s’intéresse au message délivré par le son et donc à la signification du signal auditif reçu.

3 - Écoute réduite (“entendre”)

Elle fait abstraction des deux points précédents pour se concentrer sur le son lui-même (hauteur, rythme, grain, matière, forme, masse, etc.). L’écoute réduite est plus consciente et moins spontanée que les deux autres que nous mobilisons sans cesse quotidiennement.

“Nous pratiquons tous une écoute réduite inconsciente, mais surtout pour fournir aux autres écoutes des éléments d’interprétation et de déduction” — Claude Olivier

Néanmoins, nous ne verbalisons pas l’analyse que nous effectuons via ce type d’écoute. Elle est donc difficile à retranscrire et à transmettre. Certaines caractéristiques sonores telles que les différences de hauteurs et de rythmes sont pourtant relevées. Mais ces critères ne sont en vérité qu’une petite partie des caractéristiques perceptives d’un son !

Pierre Schaeffer préconise une écoute réduite volontaire, consciente et pratiquée de manière collective à l’aide de méthodes précises et de verbalisations.

“Cette pratique fait surgir des « formes élémentaires » que chacun connaît sans avoir des mots pour les nommer” — Claude Olivier

Isolement des unités sonores signifiantes

Selon notre culture et nos expériences, nous n’appréhendons pas les objets sonores de la même manière. Mais dans tous les cas, nous ne les percevons pas dans leur globalité. Pour les interpréter, nous appliquons alors des stratégies de “découpage” en unités signifiantes localisées, en fonction de notre apprentissage.

Pierre Schaeffer distingue ainsi deux typologies de morphologies du son : interne et externe. De cette façon, nous effectuons deux grands types de découpage du son :

  • Le découpage temporel consiste en une segmentation du son de façon linéaire. Ainsi, nous comprenons davantage le contexte et les relations entre les différentes unités sonores successives, localisées dans un même son.
  • Le découpage structurel correspond à une appréhension verticale du son. De cette façon, nous observons les unités sonores qui composent simultanément le son, c’est-à-dire ses différentes couches superposées.

Conclusion

La classification des sons, en particulier non-musicaux, nécessite un fort travail conceptuel. Il semble donc difficile de mener une enquête sur les processus cognitifs de reconnaissance des interfaces de fait sonores sans disposer d’un vocabulaire commun plus simple, ou du moins parlant aux participants. Nous verrons donc dans mon prochain article les descripteurs sonores pouvant permettre l’élaboration d’un vocabulaire commun.

Retrouvez la deuxième partie de cette recherche autour du design acoustique dans mon prochain article sur les descripteurs sonores.

Bibliographie

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éléonore sas

UX designer et doctorante en géographie (La Rochelle Université-CNRS), je cherche à déconstruire/changer le rapport humain-nature occidental via un jeu sérieux.