Le chant diphonique dans la région de l’Altaï

Mémoire d’Histoire des techniques (à l’UTC)

éléonore sas
60 min readJun 30, 2021

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Plan :

I. Le chant diphonique, une pratique ancrée dans un mode de vie nomade

II. Politique d’acculturation pendant la période soviétique (1924–1992)

III. Recompositions complexes à la sortie de l’Union Soviétique

Photographie de Vince Gx

INTRODUCTION

“Le monde entier sait que le chant diphonique touvain est une forme traditionnelle autochtone, meilleure que celle des autres” — Valentina Süzükei (touvaine)

Propos tenus par Valentina Süzükei, ethnomusicologue touvaine le 7 avril 2013 (communication personnelle de l’auteur de la référence) (Curtet, 2013)

“La Mongolie-Intérieure possède un khoomei [, ou chant diphonique,] “authentique” (yuanshengtai)” — Anonyme (mongol de Chine)

Entretien en Chinois, 09/15/2013 à Hohhot (Wu, 2020).

Les deux personnes citées ici revendiquent chacune pour leur ethnie la paternité et surtout l’“authenticité” d’une pratique vocale nommée “chant diphonique” ou “throat-singing”, en anglais. En mongol, on parle de “höömei” et en touvain de “xöömei”. En fonction des accords et des retranscriptions on peut retrouver différentes orthographes de ces termes (Levin, 2010).

Le chant diphonique peut être défini comme une production vocale à travers laquelle un seul et même vocaliste émet plusieurs hauteurs de son simultanément en sélectionnant et en amplifiant les harmoniques naturellement présentes dans sa voix (Levin, 2010). On retrouve alors au moins deux “sons” à l’écoute : une note fondamentale et une autre qui est le résultat d’une illusion perceptive produite à partir des harmoniques, c’est-à-dire des fréquences multiples de la fréquence fondamentale. Toute production sonore comporte des harmoniques qui font la richesse de son timbre, mais il est plutôt rare de les entendre distinctement.

Pour vous faire une idée de ce rendu sonore, voici un extrait de chant diphonique mongol

Le chant diphonique est une pratique ancienne, dont les origines restent floues. Cette technique apparaît principalement dans une partie précise du monde : la région de l’Altaï, en Asie, que nous étudierons ici. On retrouve du chant diphonique ailleurs mais de façon plus récente et/ou moins fréquente et maîtrisée : chez les Umngqokolo de Xhosa en Afrique du Sud, chez les Dani de Papouasie, chez les moines bouddhistes du Tibet ou encore en Occident. La zone géographique de l’Altaï comprend à la fois la Mongolie, des régions russes (Républiques de l’Altaï, de Khakassie et de Touva) ainsi qu’une partie du nord de la Chine (Xinjiang et Mongolie-Intérieure).

Source : (Curtet, 2013)

L’Histoire de cette région est complexe et marquée par de multiples migrations ethniques et entremêlements socio-culturels. Il faut d’ailleurs garder en tête que les emplacements des divers groupes ethniques ne correspondent presque jamais aux frontières administratives et politiques.

Nous tenterons donc de respecter les nuances liées aux différents peuples et à leur localisation tout en nous focalisant plus précisément sur les cas des Touvains et des Mongols, plus représentés dans la littérature. Nous nous permettrons également de formuler certaines généralités en parlant de ces deux ethnies simultanément lorsque celles-ci sont soumises à des phénomènes et à des évènements concomitants et/ou ayant des déroulements et conséquences similaires. Les rapprochements socio-historiques pouvant être établis entre Touvains et Mongols sont particulièrement visibles au XXe siècle avec leur lien commun au soviétisme. C’est pourquoi nous délimiterons notre étude au siècle dernier.

En reprenant les deux citations ci-dessus, on peut alors se demander ce qui pousse des membres d’ethnies voisines et possédant une histoire commune à tenir de tels propos aujourd’hui quant à l’“authenticité” du chant diphonique. Après les changements de mode de vie sous le soviétisme, les diverses utilisations politiques du chant diphonique puis son entrée dans la mondialisation, peut-on encore vraiment parler d’“authenticité” ?

Quelle “authenticité” peut-on accorder au chant diphonique actuel dans la région de l’Altaï ?

Nous chercherons donc à comprendre ce en quoi consiste la pratique du chant diphonique dans la région de l’Altaï avant l’épisode soviétique et ce en quoi elle est intrinsèquement liée à la culture nomade. Nous verrons ensuite qu’avec l’intégration de la Mongolie et de Touva dans l’Union Soviétique, les cultures locales sont instrumentalisées et déformées par les représentants socialistes à des fins d’acculturation. Cependant, cette utilisation politique a également permis de mettre en avant la pratique du chant diphonique, finalement peu connue et pratiquée auparavant. C’est pourquoi nous montrerons qu’à la sortie du soviétisme cette technique subit des recompositions complexes, à la croisée entre appropriation identitaire par les peuples autochtones, d’une internationalisation et de l’émergence d’un mouvement néo-traditionaliste.

Les traductions des noms de pays et d’ethnies diffèrent d’un texte à l’autre. Celles utilisées dans ce mémoire ont été choisies arbitrairement.

I. LE CHANT DIPHONIQUE, UNE PRATIQUE ANCRÉE DANS UN MODE DE VIE NOMADE

“Traditionally, nomadic musicians recharged themselves by drawing inspiration from the land” — Theodore Levin

Place centrale de la nature

La région de l’Altaï est majoritairement recouverte de steppes dans lesquelles évoluent des éleveurs-nomades. La place prépondérante de la nature et des animaux dans le quotidien de ces derniers se manifeste également à travers une vision animiste du monde. Ce mode de vie fortement lié à la nature, aux animaux qui y vivent et à la culture animiste influence leur compréhension du son et leur production vocale.

Art pastoral, lié aux rythmes et conditions de vie nomades

Plusieurs ethnies et clans cohabitent dans la région de l’Altaï. Ceux-ci partagent une pratiques bimillénaire du pâturage dans les steppes (Huang, 2020). De cette façon, la majorité de la population de cette zone pratique l’élevage-nomade de moutons, chèvres, chevaux, chameaux ou vaches/yaks (Upton, 2010). Cependant, la steppe est particulièrement fragile, notamment face au risque de désertification. De cette façon, la vie quotidienne et les rites culturels des éleveurs sont très respectueux de la préservation de leur environnement. Par exemple, les Mongols déposent leurs morts directement sur le sol pour ne pas risquer d’en arracher de l’herbe (Huang, 2020). En outre, les nomades développent une très bonne connaissance de leur environnement. Ainsi, ils peuvent organiser jusqu’à une année de travail et de déplacements en fonction de l’analyse des astres.

La production musicale des nomades reflète leur compréhension des rythmes naturels ainsi que leur volonté de protéger cette nature dont ils dépendent directement. Ainsi, ils rendent hommage à la nature (“baigal” en mongol) via les thèmes de leurs chants de louange, ou “magtaal” (Tournoud, 2017). Par ailleurs, les bergers passent une grande partie de leur journée à surveiller leurs troupeaux en solitaire. Montés à cheval et souhaitant alors limiter leur encombrement, les nomades n’emportent pas, ou très peu, d’instruments pendant ce travail. Dans ces moments de solitude, la voix est un instrument de choix. Le chant diphonique est ainsi particulièrement pratiqué dans les steppes. Il s’agit de ce fait d’un “art pastoral et ordinaire” que le diphoneur produit spontanément et sans public (Levin, 2010).

Le chant diphonique est également plus rarement pratiqué de façon communautaire. Ainsi, les diphoneurs se regroupent parfois le soir dans un cercle à l’écart du clan pour apprendre ensemble. De même, on peut entendre du chant diphonique lors de certaines célébrations collectives telles que l’accueil de marchands d’autres ethnies dans la yourte ou le rite du lait de jument fermenté , en extérieur, pendant les mariages.

Le lait fermenté, ou “aïrag” en mongol est omniprésent dans les rituels de consommation collective tels que les mariages. La présence ou non de lait fermenté est également un indicateur saisonnier : absence d’“aïrag” en hiver et abondance en été (Bianquis, 2004).

Place prépondérante des animaux

Le chant diphonique est également un outil quotidien pour les éleveurs. En effet, il leur permet de contrôler les mouvements des troupeaux en se faisant entendre sur de très longues distances via une forme de chant diphonique très aiguë, ressemblant presque à un sifflement (Pegg, 1992). D’autre part, la musique aide les mères réticentes à accepter leurs nouveau-nés (pour plus de détails à ce sujet, voir le film Le chameau qui pleure de Byambasuren Davaa et Luigi Falorni).

Sur ce point, chaque clan possède une technique différente. Dans la majorité des cas, il ne s’agit pas de chant diphonique. Cependant les sons employés accentuent toujours particulièrement les harmoniques. En outre, certains peuples croient en des “effets magiques sur l’animal” (Levin, 2010). Ainsi, les chevaux des steppes seraient particulièrement robustes du fait de la musique qui les entoure.

Enfin, les nomades apprennent à écouter les sons des animaux afin de détecter les aléas météorologiques. En effet, les sens aiguisés des bêtes permettent d’anticiper changements drastiques de conditions climatiques d’une année sur l’autre. Ces informations sonores sont d’autant plus importantes pour décider des moments de courtes transhumances, notamment en hiver, la saison la plus rude. Valentina Süzükei parle alors d’un calendrier sonore, c’est-à-dire d’un “cycle annuel répétitif de sons environnementaux spécifiques à la saison, dont l’observation fournit des informations utiles aux éleveurs”(Vajnštejn et al., 1980).

L’importance accordée aux animaux apparaît dans l’ensemble des formes d’expression artistiques nomades. Par exemple, l’un des rythmes les plus utilisés en musique imite le galop d’un cheval. De même, les cavaliers diphonent parfois spontanément en selle et synchronisent leurs phrases musicales avec les mouvements de leur destrier (Öberg, 2008). Certains vont même jusqu’à reproduire le son des étriers en tapant sur un objet métallique lorsqu’ils diphonent seuls et sans destrier (Levin, 2010).

Animisme : le monde est rempli de maîtres-esprits

La place prédominante occupée par la nature et les animaux dans la vie nomade transparaît également à travers le fond d’animisme ayant survécu à la présence et à la répression des “lamas” tibétains (sorte d’enseignant religieux ou maître spirituel) dans certaines zones (Tournoud, 2017). Selon P. Descola, “le schème animique n’est pas une croyance mais une façon d’organiser la perception du monde à partir de ressources universellement présentes chez l’être humain” (Collectif, 2017). De cette façon, les peuples de l’Altaï percevraient une ressemblance entre leur intériorité humaine et celle de tous les êtres, tout en se distinguant de ces derniers par leurs caractéristiques et formes physiques.

Ainsi, les Mongols pensent que l’énergie cosmique est issue de deux sources : l’animé et l’inanimé (Levin, 2010). Chaque élément du monde possède une part physique et métaphysique. Les chevaux sont considérés comme des êtres situés entre ces deux espaces, tout comme la musique, qui sert même de justification à cette pensée : “parce que la musique existe, le tangible et le visible ne peuvent être la totalité du monde donné” (Zuckerkandl, 1969). L’animisme mongol se traduit également par une vision étagée du monde. A travers ces strates circulent des êtres physiques et immatériels, notamment via les cycles de réincarnation (Tournoud, 2017).

Par ailleurs, chaque lieu et élément naturel possède un “ee”, un maître-esprit, qui s’en occupe et protège les êtres qui y vivent (Levin, 2010). Ainsi, les Mongols ne sont que des propriétaires éphémères, placés sous la tutelle de ces gardiens surnaturels et éternels (Huang, 2020). Ces esprits sont particulièrement sensibles au chant. Eux-mêmes apparaissent également sous formes sonores à travers le son du vent par exemple.

Le terme mongol de “ee” pour désigner les esprits est le même que pour “propriétaire” lorsqu’il est rapporté à un humain

Pour interpeller et/ou maintenir l’harmonie avec ces maîtres-esprits, les nomades leur font des offrandes : pièce blanche de vêtement, nourriture, argent, cigarette… et surtout la musique, l’offrande la plus prisée. Cependant, les esprits étant particulièrement réceptifs au chant diphonique, la pratique de ce dernier nécessite des précautions. En effet, l’état d’esprit du diphoneur se transmet au gardien à travers son offrande (Öberg, 2008). C’est pourquoi une notion morale est ajoutée à cette technique : “une mauvaise personne ne devrait pas chanter” (Huang, 2020).

Mimésis vocale utilisée de multiples façons

Les nomades s’inspirent de la nature autour d’eux et imitent les sons qu’ils perçoivent. Leurs productions sonores sont très fines et moins littérales que représentationnelles. Il s’agit donc non pas de “mimétisme” ou d’“imitation”, mais de “mimésis”, au sens employé par Merlin Donald (Pickering, 2019). Ainsi, cette forme de biomimétisme sonore va au-delà de la simple reproduction de l’apparence et permet de se référer à des éléments non-présents autour de soi. L’audience, s’il y en a, comprend qu’il s’agit d’une métaphore (Levin, 2010).

Alain Desjacques caractérise les grands types d’éléments sonores imités par les Mongols via ce schéma des différents aspects théoriques de l’imitation sonore (Desjacques, 1990).

Offrandes et dialogues avec les maîtres-esprits

La voix est la forme d’offrande la plus complète puisqu’elle permet à la fois de faire un présent, de prier et de montrer son respect au maître-esprit, que ce soit pour le supplier, exprimer sa gratitude ou lui demander protection. Parmi les “ee” les plus puissants se trouvent ceux de l’eau. En effet, les rivières sont essentielles à la survie des hommes et des bêtes. Les Bouriates, une ethnie mongole, les qualifient même d’“artères de la vie mongole” (Huang, 2020). Comme tout élément naturel de la steppe, elles peuvent être bénéfiques ou trompeuses, en attirant les animaux pour les noyer, par exemple. Ainsi, il est recommandé de ne pas boire l’eau à une source mais en aval, pour ne pas déranger l’esprit et risquer de tomber malade.

Cette préconisation vient à l’encontre des recommandations occidentales qui incitent justement à boire à la source pour avoir l’eau la plus pure possible et donc éviter de tomber malade.

Les bergers diphonent souvent assis à côté des rivières à la fin du jour. Ils utilisent alors une technique permettant d’imiter le son de l’eau nommée “borbangnadyr” en touvain, ce qui signifie “rouler”, sorte de métaphore du son de la rivière (Levin, 2010). En effet, les esprits apprécient particulièrement les sons de leur lieu ainsi que de ce qu’ils protègent. La reproduction sonore permet alors de rentrer en contact avec l’“ee”.

Exemple de borbangnadyr à côté d’une rivière, par Anatoli Kuular

La mimesis de la rivière est très fine et diffère du moment du jour et du lieu. En cela, elle est très difficile. Face à ce défi, des éleveurs se trouvant de part et d’autre du cours entament parfois une sorte de compétition. Néanmoins, le borbangnadyr est avant tout un dialogue entre une personne et la rivière. Le chant diphonique se mêle alors au “chant” de l’eau.

Pour les nomades, les éléments naturels sont fondamentalement liés aux esprits. De cette façon, il ne s’agit pas de “bruit” mais d’un “chant” proactif : “The river is alive. Rivers sing”, explique un Touvain (Levin, 2010)

Le diphoneur effectue régulièrement des pauses pour écouter ses réponses, tel un soliste de jazz. Avec ce dialogue intervient un principe de réciprocité via lequel la rivière enseigne au diphoneur son art. De la même façon, il est de notoriété commune que les esprits offrent des dons musicaux à certains chanceux (Huang, 2020).

On constate alors que l’accès au monde des esprits n’est pas réservé aux chamans : chaque nomade peut entrer en contact avec eux dans une moindre mesure et également appeler au moins un “ee” animal. Les chamans, quant à eux, peuvent faire appel à plusieurs types d’animaux. Chaque animal est relié à une volonté. Par exemple, pour maudire, les chamans intercèdent auprès des corbeaux. Pour de la pluie, c’est aux corneilles qu’il faut s’adresser (Levin, 2010).

Ainsi, les chamans sont particulièrement doués pour la mimésis musicale et posturale. Ils s’en servent notamment lors de transformations zoomorphiques durant lesquelles ils se marient symboliquement avec les esprits pour emprunter leurs pouvoirs. Il s’agit d’un échange : l’esprit emprunte le corps du chaman pendant que ce dernier emprunte les pouvoirs surnaturels. En début de séance, ils sifflent pour appeler les esprits à travers la steppe. Il existe d’ailleurs un tabou concernant le fait de siffler chez les personnes ordinaires. Certains chercheurs, tels que Mongush KeninLopsan, un penseur Touvain, pensent que ce sifflement est à l’origine du “sygyt”, le style de chant diphonique le plus aigu (Levin, 2010). Certains pensent que les chamans auraient inventé le “sygyt” et le pratiqueraient donc, alors que d’autres au contraire plaident que c’est l’interdit social de siffler dans la vie quotidienne qui aurait poussé les non chamans à développer ce style de substitution (Levin, 2010).

Exemple de sygyt par Radik Tyulyush

D’après Badraa, chercheur en musique traditionnelle mongole, le sifflement serait également relié aux esprits du vent pour les Mongols. Ceux-ci se permettent donc de siffler mais uniquement dans la plus chaude chaleur de l’été, et ce en dehors de la yourte (“ger”) et des temps de travail (Pegg, 1992).

Mimesis spontanée de la nature et loisir

La mimesis nomade n’est pas une “abstraction indépendante du temps et de l’espace”, comme chez les Occidentaux (Levin, 2010). Au contraire, elle est provoquée spontanément par une impulsion du paysage, elle est “place-driven. Elle est d’autant plus concrète pour les nomades qu’elle est générée par un sentiment d’urgence lié au lieu.

Cette spontanéité face aux paysages serait liée à l’origine du chant diphonique. Quel que soit le peuple, les légendes attribuent à la nature la maternité de la mimésis vocale. Chez les Touvains, le Mont Jargalant et le lac Xar Us Nuur communiqueraient entre eux via un “langage musical”, invitant les peuples à proximité à les imiter : le mont Jargalant retient le vent de l’ouest, produisant ainsi une sorte de bourdonnement que lac “attire et digère”. Ce phénomène prévient les nomades de l’arrivée d’un violent orage (Pegg, 1992). Ainsi il y a trois siècles, Galdan Kan se serait demandé comment reproduire le son du lac et du vent dans les bambous le bordant, en chantant et sifflant simultanément (Levin, 2010). Chez les Mongols, ce serait la cascade de la rivière Liv qui produirait un son si magnifique qu’il aurait fasciné les passants (Huang, 2020).

Le Mont Jargalant et le lac Xar Us Nuur (source)

Cette impulsivité se retrouve dans la pratique ludique de mimésis. Il s’agit d’utiliser le chant diphonique pour dessiner un portrait sonore représentant les mouvements physiques, l’apparence et le caractère d’humains ou d’animaux.

Cette pratique est également liée au langage des nomades. Ainsi, dès l’enfance, la reproduction des sons des animaux passe par la mimésis et non par des sons onomatopéiques. Cette aptitude forge leur écoute et est cultivée toute leur vie. Il existe même un terme spécifique en Touvain, référant au fait d’imiter les animaux sauvages et domestiques : “ang-meng mal-magan öttüneri”. Pour passer le temps lorsqu’ils gardent seuls les troupeaux, les enfants se révèlent également très inventifs dans leurs productions sonores. Ils inventent même des instruments sur place, qu’ils jettent avant de revenir au camp. Les adultes aussi imitent les animaux par loisir. Cette pratique est valorisée à tout âge mais reste moins respectée que celle du “boidus churumaly”, ou “esquisse de la nature”.

Certains chercheurs expliquent l’apparition du chant diphonique dans cette région par le langage. Wolfgang Saus démontre ainsi que certains positionnements de la langue nécessaires au chant diphonique ne sont jamais utilisés en allemand, rendant plus difficile la découverte spontanée de cette technique (Saus, 2014).

Représentations concrètes

Les esquisses de la nature sont des imitations vocales de très haute qualité. Le musicien module son timbre et les harmoniques de façon à créer une association perceptive d’un lieu pour y placer son audience (Levin, 2010). Dans le cas du chant diphonique, il s’agit souvent du “kargyraa(en touvain), qui permet d’obtenir un son très grave via l’utilisation simultanée des cordes vocales et des bandes ventriculaires. Parfois, un couplet avec paroles est chanté avant, afin de préciser la scène. Le diphoneur se sert alors de motifs conventionnels tout en gardant en tête un lieu spécifique afin de personnaliser sa performance.

Exemple de kargyraa par Kaigal-ool Khovalyg

La profondeur visuelle du paysage est représentée par le travail du timbre. Ainsi, pour l’esquisse d’une montagne, plus le son est grave et plus la hauteur du sommet est élevée. Le “kargyraa” de la steppe est alors plus aigu (car ayant moins de relief) que celui de la montagne. L’image sonore change aussi en fonction du point de vue dans lequel se place le narrateur.

La différence entre ces deux styles demeure très subtile : seule une audience très exercée la remarquera. En revanche, le diphoneur ressent physiquement leur écart étant donné qu’il ne sollicite pas les mêmes muscles dans les deux cas. Pour la montagne, son effort se concentrera dans le bas de la gorge, alors que pour la steppe ce sera plutôt près de la glotte (Levin, 2010).

De plus, dans la culture nomade les reliefs sont anthropomorphisés et orientés : au Nord leur dos et au Sud leur tête, tandis que la crête représente leurs vertèbres (Humphrey, 1995). Les paysages sont donc également représentés horizontalement à travers le contour de leur “corps” unique. Il faut alors être nomade soi-même et connaître les lieux représentés pour expérimenter cette représentation très concrète et être transporté à l’intérieur du paysage. Ainsi contrairement aux idées reçues, la seule représentation d’esquisses de la nature qui puisse être abstraite est celle de l’écho, utilisé en métaphore pour faire référence à certaines montagnes.

Une crête de collines près de Chadaana en République de Touva, connue sous le nom de “Tei(qui signifie littéralement “couronne”), peut être personnifiée sous une forme humaine pour les spectateurs touvains. Les désignations ci-dessus ont été fournies par Anatoli Kuular en 2003 (Levin, 2010).

Plus précisément, il s’agit moins d’un voyage que de la visualisation d’une série de clichés, comme si le paysage était “figé dans une photographie” (Levin, 2010). L’ethnomusicologue Valentina Süzükei parle elle d’“holographies soniques”. De cette façon, l’enchaînement des phrases musicales correspond à celui des paysages sonores et crée un tout cohérent. Les représentations de ces images mentales sont très précises, transmettant des souvenirs visuels, auditifs et même olfactifs. En outre, étant donné qu’il n’existe pas dans la culture nomade de frontière entre le naturel et le surnaturel, les esquisses de la nature représentent tout autant des paysages réels que de légende, tels que la rivière Eev.

Cette rivière est très présente dans la production musicale et les légendes touvaines. Qu’elle existe réellement ou pas importe peu tant elle fait partie du patrimoine culturel commun et perdure de génération en génération.

Enfin, le chant diphonique est si riche en harmoniques qu’il permet de réaliser des métamimésis : la “mimésis de la mimésis” (Levin, 2010). En effet, les sons produits par les Hommes sont tellement assimilés à l’environnement acoustique qu’ils deviennent eux-mêmes l’objet de représentations. Ainsi, le style “chylandyk” ne mime pas le chant de l’oiseau dont il est l’éponyme mais correspond à une métaphore d’un jeune garçon imitant le chant diphonique de son père.

Exemple de chylandyk par Kuular

Pratique s’inscrivant dans un monde musical cohérent

La proximité de la nature et des maîtres-esprits ainsi que la vision étagée de l’univers forgent une façon particulière d’écouter le monde et de le reproduire. Les Touvains expliquent ainsi que “les sons de la nature ont été [leur] école” (Levin, 2010) et les Mongols “pensent que la musique a évolué à partir de la nature et que l’Homme et la musique sont intrinsèquement liés l’un à l’autre” (Huang, 2020).

Apprentissage rude et perception du timbre vocal

Fondé sur l’imitation, l’apprentissage du chant diphonique est particulièrement physique et demande beaucoup d’entraînements. Chez les Mongols, de nombreuses régulations entourent cette pratique. Carole Pegg y voit notamment une façon de prévenir les dommages physiques (Pegg, 1992). Les diphoneurs peuvent parfois se blesser à la gorge, s’évanouir ou subir des ruptures de vaisseaux sanguins près des yeux (ces exemples prennent surtout lieu dans des pratiques excessives et/ou sans aucun guidage).

Selon les croyances nomades, un bon lutteur aura des chances d’être un bon diphoneur également. Le Mongol Chuluun explique ainsi que le chant diphonique nécessite un contrôle de soi, de l’endurance et une grande force physique. Il recommande par exemple de manger un bon repas avant de diphoner.

De même, les diphoneurs sont généralement aussi de bons chanteurs. Cependant, le chant diphonique entraîne sur la durée des changements physiques au niveau de la gorge pouvant rendre de plus en plus difficile le fait de chanter (Pegg, 1992).

De même, il est conseillé de pratiquer cette technique entre 9 et 40 ans, avec un âge idéal autour de 25 ans, “le sommet de la force humaine masculine”. Il s’agit en effet d’un apprentissage traditionnellement masculin, et pour lequel réside un tabou sur une potentielle pratique féminine. Le chant diphonique est réputé pour rendre les femmes stériles ou bien gâcher leur beauté en faisant ressortir les veines de leur cou (Levin, 2010). T. Levin et C. Pegg ne sont pas entièrement d’accord concernant ce tabou chez les Touvains : T. Levin affirme que celui-ci est très fort, tandis ce que C. Pegg défend que ce tabou existe mais de façon très édulcorée par rapport aux Mongols.

Les enfants apprennent lentement et des techniques moins physiques en attendant d’être adultes. A l’inverse, après 40 ans les diphoneurs peuvent poursuivre leur art mais il y a de fortes chances pour que leurs sons perdent en puissances et que des dommages physiques apparaissent.

Quoi qu’il en soit, le chant diphonique s’apprend principalement via des heures de répétition en solitaire et est parfois appelé pour cela l’“art d’un seul homme”. En outre, chaque diphoneur développe son propre style en sélectionnant et valorisant à sa façon ses harmoniques. De ce fait, il s’agit également d’un “art du timbre vocal” à travers lequel le pratiquant sculpte le son avec son corps et fait évoluer sa technique en parallèle de son développement personnel (Espace des sciences, 2015). Il existe ainsi plus d’une vingtaine de styles différents, chacun incorporé et transformé par son porteur. Chaque génération cherche également à diphoner mieux que la génération précédente, entraînant une forme de compétition et de dépassement de soi permanent (Curtet, 2013).

Enfin, Mark van Tongeren défend l’existence d’un lien fondamental entre apprentissage et développement de l’écoute, sans parvenir à identifier lequel des deux arrive en premier (Öberg, 2008). Ainsi, en amplifiant et écoutant les harmoniques pendant une période prolongée, “l’oreille et l’appareil vocal s’adapte[raie]nt à ce type d’environnement sonore”. Sur ce même fait, Johanni Curtet explique que les oreilles non-entraînées, comme celles des Occidentaux, entendent généralement deux sons simultanés, ce qui serait à l’origine de l’appellation française “diphonique”. Cependant, à force d’écoute, la perception s’élargit et on entendrait davantage d’harmoniques (4 ou 5 superposés) (Espace des sciences, 2015).

J’ai moi-même vécu ce phénomène au cours de la rédaction de ce mémoire, développant inconsciemment une sensibilité à cette exploration du timbre par strates sonores.

Musique centrée sur le timbre et la verticalité

Le chant diphonique appartient à une conception du monde musical plus globale. Ainsi, les nomades valorisent la verticalité et la richesse du timbre plutôt qu’une ligne mélodique horizontale. En effet, pour eux le son a autant de profondeur et de volume que le visuel (Öberg, 2008). Tandis que la tradition occidentale tend à éliminer les harmoniques afin d’atteindre un son idéal clair et pur, comme une “boule de neige compacte”, la musique nomade est comme de la “poudreuse” (Levin, 2010).

Les instruments de la région de l’Altaï répondent à ce même système de valeur. Par exemple, les archets ne sont pas tendus mécaniquement, comme pour un violon classique, mais nécessitent une tension exercée par les doigts du musicien, ce qui permet à ce dernier d’amplifier certaines harmoniques. De cette façon, “le volume et l’homogénéité du son sont sacrifiés en faveur de la richesse du timbre”. De même, les instruments ne permettant pas de valoriser suffisamment la relation entre la fondamentale et les harmoniques sont souvent accompagnés d’un second instrument afin de provoquer cet effet.

Exemple d’instrument à l’archet tendu par l’instrumentiste : le erhu

En chant diphonique, les cordes vocales sont fixes et les ajustements à l’intérieur des cavités buccales permettent de sculpter les harmoniques. En effet, contrairement à celui sur la mélodie, le travail sur le timbre ne nécessite pas de changer de source sonore. Les diphoneurs cherchent à enrichir leur timbre et peuvent jouer avec, sans autre but. Par exemple, Tolya, un diphoneur Touvain, déplace des pierres dans une rivière afin que celle dernière produise un son qui lui plaise davantage, plus riche et englobant, avant de produire son “borbangnadyr”.

Les audiences habituées à la musique centrée sur la hauteur du son plutôt que sur son timbre recherchent visuellement les changements physiques permettant de provoquer différents sons chez les diphoneurs.

En outre, les écarts entre harmoniques et fondamentales produites sont entièrement libres. La seule limitation des écarts qui peuvent être produits est “physique et non conceptuelle”. De même, le rapport au temps diffère des musiques mélodiques : aucune durée n’est imposée concernant le chant diphonique et la longueur des pauses entre deux phrases musicales n’a pas d’importance. Le diphoneur exprime également ses émotions à travers son travail du timbre puisque ces deux éléments sont reliés physiquement de façon intrinsèque. Le “processus d’auto-exploration sonique” est donc aussi une façon de bien se connaître.

Ces jeux du timbre, ou “choses en elles-mêmes”, sont différenciés de la “mimésis vocale” par les diphoneurs. Il s’agit en effet d’évocations abstraites d’atmosphères en fonction de l’humeur du moment et non de représentations concrètes. Cette différence peut paraître subtile à l’audience mais est particulièrement revendiquée chez les musiciens.

Enfin, la plupart des peuples nomades d’Asie centrale naviguent entre les deux systèmes musicaux : centré sur le timbre ou sur la mélodie. Parfois les deux sont associés, notamment par les diphoneurs. Cependant, le chant diphonique demeure avant tout “l’art idéal de la manipulation du timbre”.

Une proto-musique ?

Certains chercheurs émettent l’hypothèse selon laquelle la musique centrée sur le timbre précéderait celle centrée sur la hauteur et la mélodie. Eduard Alekseyev propose ainsi une théorie de la genèse et de l’évolution du système tonal en Asie centrale (Levin, 2010). Il suppose que “les systèmes à tonalités fixes […] ont évolué à partir de formes archaïques des tonalités, dans lesquelles les sons tiraient vers la fluidité plutôt que la fixité, et où le timbre était le principal paramètre de l’organisation sonore”. De même, selon Valentina Süzükei, ce système musical serait déjà présent au XIe siècle dans la région de l’Altaï, alors que des peuples turcs y résidaient.

Selon cette même thèse, la musique turque actuelle aurait conservé un certain attrait pour les timbres riches et colorés ainsi qu’une appétence pour des styles similaires.

Néanmoins, il n’existe aucune preuve empirique attestant ces thèses ni de texte mentionnant l’existence du chant diphonique avant le XVe siècle. De plus, les nomades privilégient une tradition orale : la musique ne fait pas exception. Elle n’est pas non plus théorisée, à l’écrit comme à l’oral.

D’autres chercheurs vont encore plus loin en pensant que ce système musical ainsi que le chant diphonique existeraient déjà à la Préhistoire (Hétu, 2015). Julie Hétu recherche ainsi un lien de cause à effet entre l’acoustique de la grotte de Niaux en France et les emplacements de graphies visuelles Magdaléniennes à l’aide du chant diphonique. Elle observe alors que “90 % des lieux ornés à Niaux ont une acoustique remarquable”. D’autres recherches montrent que la densité des images peut être proportionnelle à la résonance ou au nombre d’échos dans une grotte (Reznikoff, 1987). Cette thèse permettrait également d’expliquer l’existence de peintures rupestres dans des emplacements particulièrement difficiles à atteindre (Waller, 2003).

Grotte de Niaux — Grand Carrefour (lieu de jonction des différentes galeries et du Salon Noir) : À cet endroit, le passage est étroit, 2 mètres et démie séparent la paroi de droite, qui avance comme une sorte de promontoire, d’un énorme éboulis calcité sur la gauche. Sur le promontoire de droite, les Magdaléniens ont apposé quantité de signes rouges et noirs en trois ensembles (voir la source pour écouter les extraits de chant diphonique associés)

Chez les nomades de la région de l’Altaï en tous cas, les grottes sont considérées comme des lieux sacrés dans lesquels les réverbérations et l’acoustique permettent de renforcer les harmoniques et améliorent l’habilité du son à atteindre les maîtres-esprits. Les échos sous terre ou dans les montagnes sont également une façon de dialoguer avec les gardiens du lieu. T. Levin suppose que ce ne sont pas seulement les esprits qui aiment l’écho mais également les diphoneurs : sinon, “comment auraient-ils pu savoir qu’il y avait de l’écho en premier lieu”(Levin, 2010) ?

II. POLITIQUE D’ACCULTURATION PENDANT LA PÉRIODE SOVIÉTIQUE (1924–1992)

A partir du premier quart du XXe siècle, les différents peuples de la région de l’Atlaï sont marqués par l’influence soviétique (Curtet, 2020). Ainsi, les Mongols se rapprochent de la Russie tsariste puis de l’U.R.S.S. en 1920 pour échapper à l’emprise chinoise. La Mongolie devient officiellement un état satellite de l’Union soviétique en 1924, sous le nom de République Populaire de Mongolie (RPM). En parallèle, les Touvains recherchent davantage d’indépendance envers l’Empire russe en déclarant une République populaire de TannouTouva en 1921 (Stone, 2012). Cependant, celle-ci demeure officiellement “protégée”, et donc indirectement dirigée, par l’U.R.S.S.. Les Touvains demandent finalement à intégrer officiellement l’Union soviétique en 1944 en tant que région autonome, autrement appelée “oblast”. La politique socialiste globalement à l’œuvre pendant cette période transforme profondément cette “musique, production et cognition musicale en phase avec une compréhension nomade du son et de sa place dans le monde”(Levin, 2010).

Instrumentalisation de la culture par les Soviétiques

Idéologie évolutionniste socialiste

A travers la Conférence de la paix de Paris et sa ratification de la Société des Nations (SDN), l’idée même de “nation” est valorisée (F. Hirsch, 2014). L’U.R.S.S. cherche alors à définir une identité nationale soviétique notamment fondée sur les valeurs d’industrialisation et de modernisme. L’idéologie des Soviétiques valorise donc la notion de progrès et base cette dernière sur “la chronologie du développement socio-historique de Karl Marx” (Stone, 2012). Selon celle-ci, les structures des organisations collectives évoluent de la même façon que le postule Darwin pour les êtres vivants. Il existerait alors cinq grandes phases par lesquelles passeraient les sociétés avant d’atteindre leur forme idéale, celle du communisme (Grant, 2021).

Les socialistes pensent être conscients des forces d’évolution à l’œuvre et, par conséquent, de pouvoir guider leur peuple et les autres vers le cinquième palier. La définition d’une société inférieure, encore située aux prémices de l’évolution, contribue à crédibiliser le soviétisme comme “la forme la plus évoluée et la plus idéale de gouvernance”. Le Parti identifie alors ces sociétés non-progressistes et primitives. Dans cette liste, les peuples de la région de l’Altaï prennent une grande place car ceux-ci étaient déjà décrits comme sous-développés et inférieurs par l’Empire tsariste pour justifier en partie sa politique colonialiste (Diment & Slezkine, 2016).

Les bolcheviques reprennent cette croyance populaire en déplaçant l’explication causale de la différence de “niveau” entre les peuples. En effet, pour eux il ne s’agit pas d’un déterminisme biologique, comme le clamaient les tsaristes (ou les Nazis avec la notion de “races”), mais d’un déficit culturel et matériel dû à “l’exploitation féodale gratuite menée par les bureaucrates tsaristes et mandchous et les structures de pouvoir chamaniques autochtones”.(Stone, 2012).

Cet “évolutionnisme”, contrairement au déterminisme qui est inébranlable, ouvre la possibilité d’une progression des peuples inférieurs et donc d’une acculturation et intégration à l’U.R.S.S. (Anderson, 2000). Dès 1930, les soviétiques débutent alors une propagande athéiste passant notamment par la répression des chamans (Humphrey, 1995). En parallèle de celle-ci ils mettent en place des spectacles et démonstrations folklorisées des “pratiques primitives” à décrier.

Instrumentalisation politique de la musique

La politique de propagande soviétique utilise rapidement la musique autochtone, via une réutilisation folklorisée des productions sonores traditionnelles (Stone, 2012). En effet, l’Union soviétique cherche à se départir de son image internationale d’“impérialisme culturel”. Les morceaux joués doivent alors conserver une part de leur forme pré-soviétique, montrant ainsi leur “évolution”, aidée généreusement par l’U.R.S.S., et non leur “remplacement”par la culture de cette dernière. La musique traditionnelle pure est stéréotypée, représentée comme une “image arriérée” et parfois tournée au ridicule. Cette vision grossière des cultures de la région de l’Altaï est rapprochée et reprochée à leur mode de vie nomade, considéré comme sauvage et barbare.

De cette façon, le système centré autour du timbre est considéré comme n’étant pas encore “raffiné”. Les Soviétiques leur opposent les canons esthétiques occidentaux et le système musical centré sur la mélodie. L’appréciation du timbre est perçue comme une ignorance des notes correctes et justes. Les soviétiques considèrent que ce système musical est antérieur à celui occidental et a donc seulement besoin d’un accompagnement pour rassembler la dispersion des harmoniques autour des “vraies” notes. En outre, les textes des chansons sont modifiés afin de servir de médiums aux messages propagandistes.

Plus que tout, le Parti recherche des preuves de son idéologie évolutionniste dans les productions musicales et va jusqu’à en fabriquer de toutes pièces. “Les ingénieurs sociaux et culturels soviétiques” développent alors des stratégies de mise en avant de cet évolutionnisme musical (F. Hirsch, 2014). Quelle forme musicale est alors produite à l’époque ?

Hybridations évolutionnistes

Afin de matérialiser l’évolution de la musique nomade vers celle occidentale pratiquée en U.R.S.S, les soviétiques hybrident certains instruments traditionnels avec des instruments classiques (Stone, 2012). C’est notamment le cas pour l’“Igil”, un instrument traditionnel Touvain à deux cordes et archet, qui se tient sur les genoux.

Igil joué par le touvain Radik Tyulyush (source)

Cet instrument produit des sons très riches en harmoniques, ce qui réduit cependant sa puissance sonore. Les membres du Parti le comparent au violoncelle classique, qui a un timbre et une composition physique similaires. Néanmoins, ce dernier est conçu pour répondre aux “exigences de l’esthétique classique européenne en matière de volume, de clarté et de projection” (T. C. Levin & Edgerton, 1999). Les idéologues soviétiques clament alors que l’Igil est une forme primitive du violoncelle, plus petite et produisant un son moins raffiné. Les luthiers bolcheviques conçoivent alors des instruments traduisant les états intermédiaires entre les formes traditionnelles nomades et les formes classiques des instruments mis en comparaison. Pour l’Igil, cela donne un instrument conservant la même forme de caisse de résonance mais en l’approfondissant pour plus d’ampleur des sons et en ajoutant quatre cordes. Le même travail est effectué autour d’autres instruments, dont le “Morin Khuur”, la vielle à tête de cheval mongole.

Exemple de Morin Khuur hybridé avec une contrebasse, jouée par Uuganbaatar Tsend-ochir (dit “Uugan”)

Au-delà de cette réinvention matérielle, les musiciens eux-mêmes sont “hybridés” (Curtet, 2020). Ainsi, les plus talentueux sont envoyés dans les écoles des capitales voire dans celles de l’Union Soviétique. Les musiciens traditionnels apprennent le russe, la lecture sur partition ainsi que les terminologies musicales classiques. En outre, des musicologues russes, tels que Boris Feodorovich Smirnov, montent des ensembles musicaux mixtes entre les deux types d’instruments avec l’aide de musiciens soumis à l’acculturation. Les mélodies jouées par ces orchestres hybrides sont occidentales et n’utilisent pas les traditionnelles gammes pentatoniques anhémitoniques.

Les gammes pentatoniques sont des échelles musicales composées de cinq hauteurs de son, ou notes, différentes. Elles peuvent ou non comporter des demi-tons. Les gammes pentatoniques anhémitoniques n’en ont pas.

Transformation de la technique et du timbre du chant diphonique

Utilisation tardive du chant diphonique

Comparativement aux autres styles musicaux, le chant diphonique est instrumentalisé assez tardivement par les soviétiques. Ainsi, le “khöömei” n’est mis en avant qu’à partir des années 1930–1940 en RPM (Wu, 2020). Et encore faut-il attendre 1950 avec le premier diphoneur professionnel, Tsedee, pour que cette pratique soit largement introduite dans l’ensemble du pays (Pegg, 1992). Les causes de ce retard sont multiples.

Tout d’abord, à l’arrivée des bolcheviques, il n’existe que très peu de diphoneurs. Ce phénomène est particulièrement visible chez les Mongols (Curtet, 2020) car il ne restait que quelques diphoneurs dans l’ouest de la Mongolie rurale en 1950. En effet, cette pratique était auparavant désapprouvée par les Lamas bouddhistes, bien qu’elle soit restée respectée et parfois transmise discrètement par les nomades. Le “khöömei” n’était donc pas valorisé et considéré comme une “tradition séculaire” (Wu, 2020). Les Touvains de leur côté semblent avoir davantage fait perdurer cette pratique avant l’arrivée des Soviétiques (Curtet, 2013).

Par ailleurs, les pratiquants des deux ethnies se situent souvent dans des provinces reculées, loin des villes et sont inconnus du monde des arts. En effet, le chant diphonique n’est pas considéré comme un art de la performance ni même un “chant” par les nomades. Enfin, le chant diphonique ne comprend pas de texte pouvant être manipulé pour servir la propagande soviétique.

Toutefois, une fois récupérée par la politique d’acculturation dans les années 1940–1950, la pratique du chant diphonique non maîtrisée par le Parti est criminalisée (Stone, 2012). Les nomades poursuivant cette technique de façon autonome sont poursuivis et accusés de “nationalisme bourgeois contre-révolutionnaire”.

Influences du modèle occidental de référence

Comme les autres styles de musiques traditionnelles, le chant diphonique doit s’adapter au cadre de référence artistique occidental. Les diphoneurs ayant le droit d’exercer doivent répondre à des critères précis et être validés par le Parti. De ce fait, le répertoire généralement accepté est folklorisé et/ou de style classique (Curtet, 2020). De cette façon, Valentina Süzükei travaille un temps à transcrire et harmoniser pour l’école secondaire de musique de Kyzyl des morceaux classiques, tels que du Tchaïkovski, pour des instruments et voix traditionnelles avant de se reconvertir en tant qu’ethnomusicologue touvaine (Levin, 2010).

Pour ce faire, elle mesure les tessitures des instruments et des diphoneurs. Les écarts entre les fondamentales et les harmoniques sont calculés et retranscrits sur partitions en clés de fa et de sol. Les diphoneurs doivent apprendre à maîtriser leurs harmoniques de façon mélodique, à travers le système d’intervalles de 12 demi-tons par octave (Saus, 2014). De cette façon, ils doivent notamment travailler la 7ème harmonique qui n’est traditionnellement jamais utilisée.

Pendant leurs répétitions, ils doivent également lire les morceaux sur partition et suivre un piano qui les accompagne. La langue demandée est le russe alors que la découverte de la maîtrise des harmoniques est notamment liée à la langue employée, comme nous l’avons vu. De plus, l’apprentissage sur partition est particulièrement difficile pour les Touvains, dont la langue elle-même n’existe sous forme écrite que depuis 1930, sous l’impulsion soviétique (Levin, 2010).

En outre, une inversion s’opère entre les deux systèmes musicaux déjà utilisés par les diphoneurs. L’importance du timbre est effacée par celle de la ligne mélodique et de la justesse des notes des harmoniques (Curtet, 2013). Par ailleurs, les diphoneurs intègrent des formations musicales et des chorales plutôt que de pratiquer en solitaire et a cappella. Enfin, cette technique vocale est considérée par l’Union Soviétique comme un art musical traditionnel comme un autre. On parle alors de “chant” (“duu” en mongol) et de “chanteurs” (“duuchin”) et non plus de “technique vocale” et de “diphoneurs” (“khöömiich”).

Intérêt pour la virtuosité

Dans les années 1960, les élites soviétiques s’intéressent à nouveau à certains codes musicaux classiques, à travers une vision nostalgique des prouesses techniques passées (Curtet, 2013). Ainsi ressurgit sur la scène la technique lyrique du Bel Canto. Celle-ci requiert une grande force physique afin d’obtenir des vibratos très fins et quasi-permanents, le tout mis en avant par un style d’opéra qui laisse de la place aux voyelles, et donc le vibrato, pour qu’elles s’étendent dans le temps. Cet intérêt pour la virtuosité est la nouvelle tendance (Curtet, 2020).

Exemple de Bel canto — Una voce poco fa (dans le Barbier de Séville de Rossini), interprété par Maria Callas

Dans la région de l’Altaï, y compris dans les steppes, le vibrato arrive via une technique plus difficile de Morin Khuur hybridé. Les différents médias soviétiques diffusent de la musique mettant à l’honneur cette technique ornementale. Les jeunes diphoneurs professionnels, et donc approuvés par le Parti, se l’approprient également. Sundui serait le premier à l’avoir importée dans le “höömei” mongol (Desjacques, 2009). Cette tendance se traduit par l’émergence d’un nouveau style de chant diphonique, dans lequel on retrouve “un vibrato prononcé sur le bourdon vocal et sur l’émission de certaines harmoniques” (Curtet, 2020). L’usage du vibrato renforce également la dimension idéologique soviétique par le succès de ce mélange entre deux genres.

Chant diphonique agrémenté de vibrato par Sundui

De plus, le chant diphonique est de plus en plus utilisé sur du répertoire lyrique et d’opérettes. La virtuosité requise à la fois par le vibrato et le répertoire renforce l’image du diphoneur comme “chanteur”, comparable en cela à la figure du chanteur lyrique classique. Enfin, la dimension physique entraîne un début de compétition entre “chanteurs diphoniques”. Ces derniers se divisent aussi autour de la question de la virtuosité. En effet, le monde de l’art, lié aux villes, est également soumis aux tendances apportées par les élites urbaines. Les diphoneurs les plus reconnus et valorisés sont donc ceux qui correspondent le mieux aux canons esthétiques du moment. En revanche, dans le monde rural, l’intérêt pour le Bel Canto existe mais demeure minime par rapport à l’art du timbre vocal ancestral.

Institutionnalisation du chant diphonique

Afin de répondre à l’idéologie soviétique, l’organisation de la production musicale a entraîné une institutionnalisation du chant diphonique. Johanni Curtet s’interroge alors sur “la transmission et le devenir d’une tradition orale face aux enjeux de son institutionnalisation”. Il propose d’étudier cette question en distinguant un triple processus de spectacularisation, d’académisation et de patrimonialisation du chant diphonique en Mongolie (Curtet, 2020). Dans cette partie, nous reprendrons cette répartition, qui semble également pertinente et concomitante pour les Touvains.

Spectacularisation du chant diphonique

Le chant diphonique intègre les programmations des théâtres soviétiques locaux à partir des années 1950, puis plus encore à partir de 1960. Avec cette spectacularisation, cette technique originellement pastorale est “élevée au rang de pratique artistique” (Pegg, 2001). Quelques figures se démarquent particulièrement auprès de leur public contemporain, tels que Tsedee, puis Dovchingiin Sundui (1938–2003) et Gaanjuurin Chimeddorj (1931–1980) à Khovd, par exemple (Curtet, 2020). Ces diphoneurs sont médiatisés par le Parti et présentés comme “les pionniers d’une pratique admise comme professionnelle” en tant que salariés de l’État, valorisant tout particulièrement la technique et la virtuosité scéniques. Ce processus de spectacularisation sera soutenu par les politiques tout au long de la période soviétique.

Par ailleurs, les diphoneurs intègrent les festivals folkloriques proposés par l’Union Soviétique pour décrédibiliser ces pratiques. Les festivals et les concours provoquent une forme de compétitivité entre participants. Gardons en tête que l’organisation de la société par les soviétiques se sert de la concurrence et du “culte du héros” à toutes les échelles pour obtenir les meilleurs résultats (Aubin, 1973). Les concours sont également l’occasion de distinguer officiellement les amateurs des musiciens professionnels, certifiés par le Parti. Les prix et distinctions attribués légitiment le diphoneur en lui permettant d’obtenir une “reconnaissance au sein de sa communauté”, “de s’introduire dans d’autres centres culturels, théâtres et festivals” ou encore d’obtenir une bourse d’études en ville (Curtet, 2020). Les coopératives utilisent les fêtes pour se mettre en avant les unes par rapport aux autres en fonction des artistes qu’elles envoient les représenter.

Ce nouveau rapport à la performance, devant une audience et selon des critères prédéfinis et normés, modifie l’apprentissage et la pratique du chant diphonique. De plus, les festivals et concours reposent sur un nouveau calendrier des fêtes. En effet, selon l’idéologie soviétique, les temps de fête, et donc de loisir, doivent être consacrés “au perfectionnement de l’individu et à l’affermissement de son idéal communiste”. La planification annuelle des représentations ainsi que la standardisation des durées des représentations sur scène, et donc des morceaux, transforme le rapport au temps des diphoneurs (Aubin, 1970).

Enfin, à partir des années 1960, l’élite intellectuelle “éveille la nostalgie du passé et de l’ancien mode de vie, en montrant que cela pourrait profiter à l’intérêt national” (Curtet, 2020). La politique de mainmise culturelle s’adoucit alors légèrement. Jusque-là rattachés à certaines institutions très spécifiques et contrôlés de près, les diphoneurs vont dès lors pouvoir affirmer davantage leur identité propre (Marsh, 2014).

Académisation de l’apprentissage

Après avoir salarié des diphoneurs, le Parti met en place une politique d’acculturation par l’enseignement. Les premières écoles sont directement reliées aux théâtres et aux institutions implantées localement par l’Union Soviétique. Le chant diphonique est ensuite académisé et enseigné en université (Curtet, 2020). De cette façon, la pratique du chant diphonique se rigidifie en fonction des profils des enseignants, qui sont eux-mêmes “souvent issus de la même formation, ce qui réduit la diversité des approches”. La transmission s’effectue dorénavant en classe, à plusieurs, et principalement en intérieur. La durée (environ quatre ans) et l’organisation de ces formations diplômantes sont standardisées. L’enjeu principal du cursus est de fournir des “musiciens de scène”. L’accent est donc mis sur “la technicité et la virtuosité, plutôt que sur l’intuition et la spontanéité”. Les élèves de dernier cycle doivent fréquemment participer à des concerts.

Autour des années 1970–1980, l’encadrement rigide soviétique se relâche quelque peu (Curtet, 2020). Cela permet l’émergence de nouvelles formations, dispensées par des diphoneurs de la scène nationale. Ainsi, Sundui fonde la première “école” liée au style personnel de son enseignant. D’autres suivront ensuite son exemple, avec une explosion de ce type de formation à la chute de l’Union Soviétique. Juste avant cet épisode se développent des stratégies pédagogiques dans ces nouvelles écoles (Curtet, 2013). Il s’agit d’un apprentissage difficile, durant lequel les étudiants apprennent notamment à muscler leur appareil phonatoire (avec par exemple, des exercices d’articulation en lien avec la langue mongole, de musculation des lèvres et de la langue, de pression pour chercher le son le plus juste, ou d’imitation des sons de la nature), étendre leur tessiture, travailler leurs modulations, appréhender les différentes techniques de chant diphonique, émettre des harmoniques et ornementations plus claires… Ces techniques conservent l’héritage de l’influence occidentale concernant l’apprentissage via un répertoire, à travers les gammes des deux types et avec l’accompagnement d’un piano, par exemple (Curtet, 2020).

Johanni Curtet (septembre 2010, Université d’Art et de Culture, Ulaanbaatar) — L’élève soulevé par son camarade doit diphoner et utiliser son abdomen correctement pour plus de puissance.

Néanmoins, l’importance de l’imprégnation de la nature revient à l’honneur. Ainsi, Odsüren emmène ses élèves en stage dans les steppes autour d’Oulan-Bator. De plus, quel que soit le type d’école, l’enseignement demeure presque exclusivement oral durant toute la période (Levin, 2010). Le maître transmet ainsi son savoir d’une façon similaire aux techniques de transmission des steppes : avec des gestes mimant la position de la langue, des analogies à la nature, des productions vocales à imiter… L’écoute demeure primordiale à un bon apprentissage. Toutefois, le type d’élève diffère de celui des steppes. Par exemple en Mongolie, “ceux qui ont déjà commencé à apprendre le khöömii à la campagne, dans les provinces de l’Altaï, sont les moins nombreux” (Curtet, 2020).

En 1980, des femmes assistent pour la première fois à des cours de chant diphonique. Tserendavaa leur ouvre sa formation et n’adapte aucunement sa pédagogie à leur arrivée (Pegg, 1992). Les femmes sont ensuite également acceptées dans les universités. Cependant, il leur est toujours recommandé de ne pas pratiquer avant l’âge de 17–18 ans et de s’arrêter après leur mariage. L’accouchement est en effet considéré par certains comme détruisant la capacité à diphoner.

Des études plus récentes ont montré que les femmes possédaient la même tessiture de production d’harmoniques que les hommes, mais sur un registre plus aigu. Cependant, les harmoniques situées dans cette zone et pouvant apparaître comme illusions acoustiques sont moins nombreuses que dans les graves. Les femmes ne semblent donc pas pouvoir pratiquer avec autant de richesse de timbre le chant diphonique que les hommes lorsqu’elles choisissent des fondamentales plus aiguës.

Comparaisons des harmoniques disponibles pour les tessitures de basse et de soprano (Saus, 2014)
Exemple surprenant de duo de chant diphonique dans lequel l’homme provoque la voic aiguë et la femme la basse (3 octaves de différence !)

Valorisations préférentielles et division des diphoneurs

A travers les festivals et les concours ainsi que la communication du Parti, certains styles de chant diphonique sont davantage mis en avant que d’autres. Ainsi en Mongolie, c’est la tradition du peuple le plus nombreux, celui des Khalkh qui est plus facilement présélectionnée dans les représentations (Bulag, 1998). Le Parti cherche en effet à unifier la population sous cette ethnie dominante, à travers l’imposition de sa langue et de sa culture. Cela s’explique notamment par l’intérêt pour l’U.R.S.S. de simplifier les différences culturelles au sein des différentes zones géographiques occupées afin de réduire “la liste officielle de nationalités” à gérer (Curtet, 2020). Les nuances culturelles et sociales des ethnies sont donc minimisées et stéréotypées. Si dans les steppes les différences de styles demeurent très vivaces entre les peuples, une fois en ville et “dès lors que les musiciens sont à Oulan-Bator, ils représentent une tradition mongole généralisée et mélangée”.

De plus, une séparation s’opère entre le milieu rural et nomade et celui de la ville, directement dirigée par la politique d’acculturation soviétique. En effet, la transmission traditionnelle encore existante en milieu rural favorise l’auto-exploration sonore ainsi que la recherche de son propre son alors que la nouvelle forme d’enseignement en milieu plutôt urbain produit des élèves prenant exemple sur leur maître et ayant tendance à vouloir reproduire exactement la même technique.

La même division apparaît sur scène. Certains diphoneurs nomades viennent s’installer en ville pour vivre de leur technique. Cependant, ils sont mal perçus par leurs confrères diplômés qui considèrent qu’ils n’ont pas reçu la formation appropriée pour gagner ce titre. Les professionnels officiels appellent ces “amateurs” des “chanteurs de rue” car les places rentables en chant diphonique sont rares et peu de non-diplômés peuvent obtenir une place officielle (Levin, 2010). De leur côté, ces diphoneurs non-salariés tentent de se différencier de la concurrence en valorisant leur lien avec la steppe.

Enfin, il faut garder en tête que la région de l’Altaï n’était que très peu urbanisée avant le XXe siècle. Le clivage apparaissant entre ville et campagne surgit alors également de la récence de ce nouveau mode de vie sédentaire et moins en contact direct avec la nature.

Outre cela, la différence de société, de transmission — notamment à travers la lecture sur partition — et de pratiques du chant diphonique accroît également le fossé entre les générations. T. Levin explique ainsi qu’une grande partie des anciens Touvains qu’il croise dans les steppes dans les années 1980–1990 se disent presque ignorants et moins bons diphoneurs que les jeunes qui, eux, ont fait des études plus théorisées, avec “un vrai enseignement”.

III. RECOMPOSITIONS COMPLEXES À LA SORTIE DE L’UNION SOVIÉTIQUE

L’Union Soviétique s’effondre en 1991 après avoir relâché petit à petit son emprise sur la région de l’Altaï dès les années 1970–80. La Touva déclare ainsi sa souveraineté en 1991, tout en devenant membre de la Fédération de Russie (Curtet, 2013). Les troupes soviétiques commencent à se retirer du territoire mongol dès 1989. La révolution démocratique qui s’ensuit à partir de 1990 permet à la Mongolie d’acquérir son indépendance et d’adopter une nouvelle constitution en 1992. Certains peuples mongols, dont les Bouriates, demeurent rattachés à la Fédération de Russie.

Ethnies présentes dans les 21 républiques de la Fédération de Russie (source)

De même, la frontière avec la Chine ne change pas : une partie des Mongols restent donc en Mongolie-Intérieure, une région autonome chinoise. Les peuples anciennement intégrés à l’U.R.S.S., et tout particulièrement la Mongolie, cherchent à affirmer leur indépendance tout en s’ouvrant au marché mondialisé et occidentalisé. Le chant diphonique, après avoir été instrumentalisé politiquement pendant la période soviétique, est remobilisé dans ces deux cas.

Reconstruction identitaire

Indépendance et récupérations de l’héritage soviétique

Après la chute de l’U.R.S.S., les populations autochtones regagnent de l’autonomie. Cependant, il faut garder à l’esprit que le rapprochement avec l’Union Soviétique avait été demandé par une majorité des ethnies, qui souhaitaient “l’urbanisation, l’industrialisation et la collectivisation” (Hirsch, 2014). Les peuples de la région de l’Altaï ont donc été proactifs dans leur volonté de modernisation (Slezkine, 2016). Toutefois le modèle soviétique montre ses limites dans les années 1970–80 avec son relâchement politique et la crise économique. Cette désillusion renforce la volonté d’indépendance des peuples et éveille des “désirs nostalgiques pour le passé pré-soviétique” (Stone, 2012).

Pendant cette période, le Parti a néanmoins sollicité les pouvoirs locaux afin de cataloguer les ethnies ou de décrire leur niveau de développement sociétal. En conséquence, les responsables politiques de ces régions ont gagné en pouvoir et en ressources. Ils en deviennent pour la plupart les nouveaux dirigeants après les indépendances de 1991.

Par ailleurs, la politique d’acculturation soviétique semble avoir parfois l’effet inverse de celui escompté par le Parti. Ainsi, la folklorisation du chant diphonique permet la diffusion et le revivalisme de cette pratique en déclin. En outre, on assiste au retour sur scène des diphoneurs non-reconnus par le Parti qui avaient, pour la plupart, continué à s’exercer en secret, notamment dans les steppes. Plus globalement, le rejet post-soviétique du discours évolutionniste entraîne un mouvement de retour aux sources culturelles des différentes ethnies qui s’appuie alors sur les productions culturelles décriées par le Parti. De même, avec les “imitateurs de chamans”, “le régime soviétique pensait leur faire perdre tout sens aux yeux de la population autochtone”. Pourtant, ce sont ces derniers qui relancent ces pratiques et mènent des recherches sur les pratiques ancestrales de chamanisme (Lecomte, 2006).

Par ailleurs, la Mongolie, désormais indépendante, s’ouvre sur l’Occident. Les inspirations d’Europe de l’Ouest et d’Amérique dynamisent la scène nationale à travers des créations hybrides : “musique contemporaine ou classique, rock, pop, hip-hop, musique néotraditionnelle, danse, théâtre et performance” (Curtet, 2020). Les diphoneurs s’inscrivent dans de nouvelles pratiques et développent de nouvelles techniques vocales à travers une recherche de l’originalité.

Exemple récent de ces inspirations occidentales — Musique de Linkin Park reprise en partie en chant diphonique par Alex Kuular

Les universités, théâtres et maisons culturelles ouvertes sous le régime soviétique sont réinvesties en conservant une partie de l’influence russe : apprentissage en vue d’une performance sur scène pour le chant diphonique, maintien des compétitions avec critères d’évaluation cartésiens, acceptation des femmes — du moins officiellement — dans les cursus universitaires musicaux… Cette brusque liberté dans tous les domaines ainsi que le souvenir proche d’une politique d’acculturation massive encouragent également les peuples à protéger leurs pratiques artistiques à travers des processus de patrimonialisation.

Patrimonialisation du chant diphonique

La Chine et la Mongolie tentent toutes les deux d’inscrire le chant diphonique au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO autour de 2009–2010. Plutôt que de déposer un dossier commun sur un héritage transfrontalier tel que le recommande l’UNESCO, les deux puissances s’opposent. En effet, cet acte officiel sous-tend des enjeux géopolitiques latents tels que l’accroissement d’un sentiment identitaire, une reconnaissance mondiale et un gain de softpower étatique (Wu, 2020).Les deux pays s’accusent mutuellement de vol culturel, prônant que la pratique de l’autre nation est moins “authentique” que la leur.

Ainsi, la Mongolie soutient que la pratique du chant diphonique aurait presque disparu de Chine le siècle précédent. Ce n’est que dans les années 1990 que certains Mongols chinois auraient cherché à revitaliser cette pratique en faisant venir des artistes et enseignants de Mongolie. Par exemple, Odsüren déménage en Mongolie-Intérieure car il y est payé dix fois plus (Curtet, 2013). La controverse de cet héritage est plus large encore, car les musiciens ayant participé au revivalisme du chant diphonique en Mongolie-Intérieure semblent également provenir en partie du peuple touvain. Un enseignant de l’Est de la Mongolie affirme ainsi que tous les chanteurs de khoomei en Mongolie-Intérieure ont appris de la Mongolie ou de Touva et que leur façon de diphoner est moins “pure” que celle de son pays.

De leur côté, les Chinois expliquent que la pratique des diphoneurs de Mongolie n’est pas “pure” comme ils le prétendent. Selon eux, leur pratique actuelle serait une synthèse réductionniste des styles pré-soviétiques autour de celui mis en avant par les Khalkhs. De plus, le directeur de l’Académie de chant et de danse de Mongolie-Intérieure nie la disparition du chant diphonique sur son territoire et affirme “que le chant diphonique a une longue tradition en Chine et existait bien avant qu’Odsüren ne vienne l’enseigner”. Néanmoins, ce type de témoignage demeure anecdotique. Pour la plupart des chercheurs, en patrimonialisant cette technique en 2009, la Chine aurait donc permis la résurrection du chant diphonique sur son territoire, mais dans une forme hybride (Wu, 2020).

Suite à l’acceptation de la demande de la Chine, les Mongols remettent momentanément en cause les capacités de l’UNESCO et blâment les diphoneurs ayant exercé en Mongolie-Intérieure. Pendant deux ans, elle arrête d’envoyer des artistes en Chine de peur de se faire déposséder de son héritage culturel. Piégés dans ce conflit, les diphoneurs cessent de voyager entre nations, accentuant ainsi les frontières nationales dans cette région auparavant parcourue par des nomades de multiples ethnies. Au début de la période soviétique, la frontière entre la Chine et l’U.R.S.S. avait été renforcée. Néanmoins, suite à des accords intergouvernementaux, les diphoneurs avaient pu de nouveau circuler facilement entre les deux États. Le conflit de patrimonialisation referme encore une fois ces frontières et génère un sentiment de méfiance mutuelle.

De plus, la demande puis l’inscription au patrimoine immatériel du chant diphonique chinois provoque des inquiétudes quant à la préservation du patrimoine local de Mongolie. Des campagnes sont menées dans le pays pour répertorier “des éléments de la culture mongole en tant que patrimoine mondial avant que les Mongols intérieurs, soi-disant “immoraux”, ne le fassent” (Wu, 2020). La Mongolie enregistre son propre “khöömei” à l’UNESCO en 2010.

La succession de ces deux inscriptions réveille alors des frustrations chez d’autres ethnies dont les Touvains (Curtet, 2013). Ceux-ci revendiquent une antériorité de la pratique de chant diphonique sur les Mongols. Néanmoins, les Touvains ne sont pas indépendants et appartiennent à la Fédération de Russie qui n’a pas ratifié la Convention de 2003 de l’UNESCO. La Chine et la Mongolie disent désormais prévoir un accord en cas de nouvelle demande transfrontalière de revendication du chant diphonique.

Enfin, le dépôt des dossiers nécessite une description du chant diphonique afin de sauvegarder cet héritage. Cependant, cette réification fige et rigidifie la transmission de la pratique, à contre-courant du regain de liberté dans l’art diphonique dans les années 1990. Le conflit autour de l’UNESCO semble donc amener à un double échec : d’une part les ethnies sont divisées par des frontières politiques et non plus culturelles, et, d’autre part, on assiste au paradoxe d’une procédure de sauvegarde qui contraint la pratique même qu’elle tente de protéger.

Définition(s) et construction d’un emblème national et international

Jusqu’alors, seuls les Soviétiques avaient tenté de lister par des critères précis ces pratiques multiethniques, évolutives et incorporées / interprétées à leur façon par les diphoneurs. En 1982, le spécialiste mongol Badraa différencie ainsi le chant diphonique lyrique, lui-même subdivisé en six sous-types, du “xarxiraa” (ou “kargyraa”). Il effectue cette séparation sur un critère physiologique, très occidental, les deux techniques n’utilisant pas les mêmes muscles et pressions (Pegg, 1992). Ces catégorisations sont reprises dans les concours et les festivals soviétiques.

Néanmoins, le conflit autour de la patrimonialisation du chant diphonique mongol amène les États à justifier leur légitimité sur la question et donc à proposer des définitions et des catégorisations strictes de cet héritage culturel. Pour monter leur dossier à l’UNESCO, les responsables culturels de la Mongolie-Intérieure doivent alors montrer qu’il existe un “khöömei” spécifique à leur territoire (Wu, 2020). Ils le définissent ainsi : “une forme d’art du chant dans laquelle le chanteur produit simultanément un chœur à deux ou plusieurs voix grâce à son seul organe vocal”. Selon eux, seule la pratique du “sygyt” aurait été importée de Mongolie et ajoutée à leur chant diphonique.

En réponse, la Mongolie répertorie et redéfinit à son tour ses techniques de chant diphonique. A la définition précédente, elle ajoute que l’interprète imite les sons de la nature et émet deux sons vocaux distincts : “outre un bourdon continu, le chanteur produit une mélodie d’harmoniques”. Une fois la spécificité du chant diphonique de Mongolie reconnue par l’UNESCO, l’État s’en sert comme d’un emblème national. En interne, le chant diphonique est utilisé dès 1992 par les politiques pour renforcer le sentiment d’unité et l’identité nationale (Kaplonski, 2012). A l’international, “les diphoneurs représentent la “nation mongole”” (Curtet, 2020). La Mongolie se sert en effet de la patrimonialisation du chant diphonique à l’UNESCO comme d’une sorte de label (Levin, 2010).

Souhaitant exploiter davantage cette ressource et craignant que les pays occidentaux ne récupèrent leurs diphoneurs (ou n’en forme lui-même), les autorités mongoles évoquent la possibilité d’une licence étatique ainsi que d’une taxe gouvernementale. Cependant, l’UNESCO s’oppose à cette idée pour deux raisons : d’une part ce patrimoine fait désormais partie du domaine public, et d’autre part il a vocation à évoluer, tout comme une langue. Il ne faut donc pas le figer via des normes trop strictes. La Mongolie semble donc adopter les théories de l’UNESCO en s’y conformant mais sans aller jusqu’au bout de l’objectif de cette organisation.

Ainsi, d’un côté l’État prévoit bien en 2006 une série de dispositions pour valoriser, protéger et transmettre la tradition du chant diphonique entre 2008 et 2014 (Curtet, 2013). Mais de l’autre, “les mesures de sauvegarde annoncées dans les dossiers sont souvent négligées” et la valorisation menée confond souvent — y compris dans les termes employés — “l’art traditionnel et l’art folklorique (à la soviétique)”. Par exemple, les commentateurs du Grand festival des arts populaires de 2011 comparent les arts traditionnels aux arts professionnels, et ce de façon dévalorisante pour les premiers (Shagdarsuren & Curtet, 2015). Sur ce point, la Mongolie semble alors conserver la vision soviétique et poursuivre l’instrumentalisation du chant diphonique : “le fond politique a changé, mais la forme reste sensiblement la même”.

Internationalisation du chant diphonique

Avec la fin de la Guerre Froide, la diffusion du chant diphonique contrôlée par le Parti devient “hors de contrôle” (Curtet, 2020). L’Occident s’intéresse très vite aux pratiques venues de ces pays éloignés et tenus hors d’accès pendant presque un siècle. Les divers processus de patrimonialisation entamés auprès de l’UNESCO, une organisation occidentale, renforcent la visibilité de ces pratiques et la curiosité de la scène internationale.

Fascination des Occidentaux

Les chercheurs européens n’entendent parler de la technique du chant diphonique qu’à partir des années 1960. Aksenov, un chercheur russe, étudie pour la première fois des disques 78 tours enregistrés à Touva et publie un article à ce sujet en 1964 en U.R.S.S.. Cet article est ensuite “traduit en allemand en 1967, et en anglais en 1973” (Quang Hai, s. d.). La plupart des historiens considèrent cet article scientifique comme le premier publié à ce sujet. Des enregistrements de chant diphonique parviennent en Occident dès 1967 mais sont peu plébiscités et seulement accompagnés de notices très réduites (Maj, 2017). En France, Trân Quang Hai est reconnu pour être le premier à officiellement “découvrir” ce style grâce à un document sonore “rapporté de Mongolie par Roberte Hamayon, Directeur d’Etudes EHESS, membre du Laboratoire d’Ethnologie à l’Université de Paris X-Nanterre lors du dépôt de ses bandes magnétiques au Département d’ethnomusicologie du Musée de l’Homme” (Quang Hai, s. d.).

D’un autre côté, les enregistrements de chant diphonique touvain n’atteignent l’Occident qu’après la chute du rideau de fer (Stone, 2012). Le chant diphonique de la région de l’Altaï attire alors très vite la curiosité de l’Ouest pour ces aspects novateurs. Il existe bien une technique similaire nommée “overtone” découverte et utilisée par les artistes occidentaux au XXe siècle. Toutefois, celle-ci est peu connue et correspond à un style bien différent de celui d’Asie Centrale . En effet, elle ne se sert pas des bandes ventriculaires, comme pour le “kargyraa”, et cherche à reproduire une ligne mélodique plutôt que de jouer avec la richesse harmonique.

Exemple de pratique de chant “overtone” par Anna-Maria Hefele

Par ailleurs, l’exotisme de ces traditions éloignées géographiquement et culturellement fascine. En effet, des régions telle que celle de Touva sont bordées de barrières naturelles, comme si elles étaient également symboliquement et physiquement inaccessibles (Öberg, 2008). Ce fait, mythifié, renforce l’intérêt occidental.

Cela étant, on assiste à une explosion des recherches et discours universitaires, particulièrement axés sur la compréhension du son et l’analyse de sa production. En France notamment, les chercheurs s’affrontent quant à l’appellation de cette technique : chant harmonique pour certains (mais tout son comporte des harmoniques), chant diphonique (la plus courante), voix guimbarde (en référence à l’instrument pouvant produire plusieurs sons également), chant biformantique (par rapport aux zones de l’anatomie mobilisées) voire chant diplophonique, proposé par Trân Quang Hai plus récemment (Quang Hai, s. d.). Les Français réalisent aussi des radiographies de diphoneurs ainsi que des analyses spectrales et des sonogrammes (Zemp & Trân, 1991).

““Diplo” en grec signifiant “deux” ; le terme diplophonie, d’origine médicale, désigne l’existence simultanée de deux sons de hauteur différente dans le larynx.”(Quang Hai, s. d.)

Poussés par cet intérêt global, les pays occidentaux invitent dans leurs festivals des groupes touvains et mongols (comme Huun-Huur-Tu et Sainkho Namtchylak) ainsi que des artistes de ces origines, mais installés en Europe (comme Altaï Khangaï ou Hosoo) (Maj, 2017).

Interprétations et perceptions occidentales

Les Occidentaux interprètent le chant diphonique à leur façon. Tout d’abord, ils cherchent à conceptualiser le son produit après l’avoir observé physiologiquement. Ils le rapprochent notamment de la guimbarde, comme le rappelle l’appellation de “voix guimbarde” (Pegg, 1992). En effet, ces deux techniques utilisent la bouche comme résonateur et s’aident de l’articulation de voyelles silencieuses pour amplifier des harmoniques. De plus, les deux techniques sont utilisées dans les mêmes zones géographiques. Toutefois, dans le cas de la guimbarde, la fondamentale provient d’une source sonore différente de celle des harmoniques, contrairement au chant diphonique. Les autochtones, quant à eux, nient cette affiliation.

Exemple de guimbarde, par Yann Falquet

Par ailleurs, les Occidentaux décryptent mélodiquement les harmoniques produites, avec leur système musical centré sur la hauteur des sons (Levin, 2010). En outre, la plupart des audiences semblent ne percevoir que deux sons simultanés, sans se rendre compte de la richesse des harmoniques produites. La définition du chant diphonique donnée par la Mongolie à l’UNESCO semble s’adapter à cette perception dualiste des Occidentaux, encore une fois renforcée par l’appellation française “diphonique”, c’est-à-dire “deux sons”.

D’autre part, les Occidentaux rapprochent cette technique d’un mode de vie plus global répondant à une vision écologiste (Huang, 2020). Pourtant, le concept même d’“écologie” n’apparaît que tardivement dans les langues mongoles et touvaines. Certains chants traditionnels louent la nature mais aucun ne promeut directement l’environnementalisme.

Enfin et surtout, c’est le caractère expérientiel et “magique” du chant diphonique qui passionne les audiences (Maj, 2017). Les compositeurs occidentaux évoquent beaucoup ce dernier point. Le chant diphonique est en effet très vite rapproché du mouvement New Age, et ce particulièrement aux États-Unis. Cet amalgame permet de populariser ce style en le médiatisant comme un son rempli de spiritualisme et de pouvoirs de guérison. Les groupes internationaux sont d’ailleurs plutôt invités dans des festivals New Age et rencontrent un franc succès auprès de ces publics (Stone, 2012). Les Occidentaux dotent également cette pratique d’une certaine spiritualité. Ainsi, le chant diphonique est rapproché des prières Tibétaines alors même que les Bouddhistes s’opposent à cette affiliation (Öberg, 2008).

Exemple actuel d’amalgame entre chant diphonique et mouvement New Age

Par ailleurs, un raccourci est fait entre chant diphonique et chamanisme, bien que les liens entre ces deux pratiques soient complexes et difficiles à prouver (Lecomte, 2006). Certains chercheurs pensent même que les chamans n’étaient pas autorisés à diphoner (Maj, 2017). D’autres voient dans les harmoniques une forme d’universalité dépassant les cultures. Van Tongeren affirme alors que l’Occident avait autrefois “connaissance de la relation fondamentale entre les séries harmoniques et la constitution ultime de l’univers, comme en témoignent les écrits des pythagoriciens et la musique des sphères de Platon” et que la diffusion du chant diphonique nous aide à redécouvrir ces harmoniques (Tongeren, 2002).

Plus encore, les Occidentaux attribuent au chant diphonique des vertus sur le corps et l’esprit. Le discours autour de cette pratique est très souvent accompagné de celui sur la guérison et le soin : par exemple, diphoner aiderait à “réharmoniser le champ énergétique du patient” (Pegg, 1992). Ainsi, les musicothérapeutes occidentaux se saisissent de cette nouvelle technique. Par exemple, Tran Quang Hai tente de diminuer la douleur physique des accouchements en faisant diphoner les femmes enceintes (Quang Hai, s. d.). Le chant diphonique est également utilisé lors de méditations. Pour autant, peu de recommandations sont faites quant à l’apprentissage de cette pratique difficile et physique. Les Touvains du groupe Huun-Huur-Tu sont ainsi très surpris par ces discours (Levin, 2010). Sayan Bapa réagit ainsi : bien sûr, les sons peuvent guérir, mais ils peuvent aussi estropier et mutiler. De façon générale, la perception et l’interprétation du chant diphonique par les Occidentaux le dresse en sorte d’“icône sonore de l’autre”, vision à laquelle les peuples de l’Altaï cherchent à s’adapter pour mieux correspondre aux attentes internationales (Pegg, 2001).

Mixages musicaux et adaptation aux attentes occidentales

Les groupes musicaux formés pendant l’Union Soviétique ou juste après entrent donc sur la marketplace culturelle libérale internationale (Levin, 2010). Le Touva Ensemble arrive en 1993 sur le sol américain. D’un autre côté, le Huun-Huur-Tu passe 10 ans en tournée mondiale, principalement en Europe et aux États-Unis. Ces groupes cherchent notamment à générer du profit, en s’inscrivant dans la dynamique mondiale capitaliste.

Live du Touva Ensemble

La scène internationale influence leurs concerts et donc indirectement leur musique en partie. Pour ce faire, ils s’adaptent à leur nouveau public et cherchent à mettre en correspondance leurs productions sonores avec les attentes occidentales. Par exemple, certains groupes font constamment référence à l’univers chamanique et jouent sur une communication évoquant le mystère et la spiritualité (Lecomte, 2006). Ce discours adapté est plus ou moins conscient et stratégique de la part des diphoneurs.

En effet, les chamans ont été réprimés pendant une longue période dans la région de l’Altaï : par les lamas puis par les soviétiques. A la sortie du soviétisme, peu de sources de cette tradition principalement orale persistes et certains amalgames sont donc également faits par les diphoneurs qui associent les deux pratiques interdites sous le Parti. Ainsi, ce lien serait “avant tout une reconstitution identitaire postsoviétique, intégrant le chant diphonique au rituel et participant à alimenter l’exotisme recherché du mouvement New Age” (Curtet, 2013).

D’un autre côté apparaissaient des groupes d’ethnorock” en Sibérie juste avant l’effondrement de l’U.R.S.S. (Lecomte, 2006). Ceux-ci associent à un mélange de musiques traditionnelle et moderne la pensée chamanique tout en y intégrant des considérations écologiques qui entrent en résonance avec la vision occidentale. Les concerts de ce type sont généralement divisés en trois parties : “le lien familial, l’héritage des ancêtres, le réveil”. Ces nouveaux styles importés d’Asie remportent un franc succès auprès de l’audience New Age américaine qui y voit notamment un moyen de rentrer en transe. La scène internationale favorise donc à la fois les traditions et les expérimentations vocales et musicales.

Exemple de groupe d’ethnorock (voire d’ethnométal ici) mongol — The Hu

D’autre part, les rencontres entre musiciens de plusieurs pays entraînent des mixages musicaux (Curtet, 2020). Ainsi, des “jam sessions”de chant diphonique mêlées aux instruments classiques de jazz sont filmés par la BBC (Levin, 2010). De plus, le Huun-Huur-Tu partage momentanément la scène avec Labyrinth, un groupe de musique traditionnelle grecque en 2003. Les styles traditionnels mondiaux de “musique du monde” s’observent, se mélangent et importent également des éléments de styles plus modernes dans leurs compositions.

Huun-Huur-Tu et Labyrinth

Ces enchevêtrements posent à certains diphoneurs des questions sur leur conciliation avec les valeurs traditionnelles associées au chant diphonique. L’une d’entre elles, par exemple, est le fait d’être humble devant les esprits. Diphoner pour se faire remarquer et se distinguer des autres, comme cela peut être le cas sur la scène, est négatif et effraie les esprits. Pour certains, s’éloigner des valeurs primordiales entraîne également le risque de déséquilibre spirituel, manifesté par l’alcool ou la dépression, ou de déséquilibre esthétique, avec des styles très kitsch. Dans les faits, peu de groupes réussissent le fragile équilibre entre l’adaptation à l’Ouest et le maintien de leur légitimité auprès de leur audience locale (le Huun-Huur-Tu semble faire partie de ces exceptions). Malgré cela, de façon globale, l’enthousiasme international rencontré par les diphoneurs aide au revivalisme de ces pratiques dans leurs territoires d’origine.

Relation ambigüe à cette ouverture

Développement du tourisme et de l’état d’esprit capitaliste

L’ouverture à l’Ouest, en apportant une vision capitaliste, influence le rapport à l’argent des peuples de l’Altaï. Les groupes de musique enregistrent alors également des CDs qu’ils diffusent en Asie et/ou vendent à l’international (Levin, 2010). La compilation de 38min réalisée par T. Levin est ainsi le premier enregistrement sonore commercialisé de musique de Touva en Occident : Voices from the Center of Asia, en 1990. Ce disque remporte davantage de succès que prévu et intéresse même des entreprises européennes pour réutiliser certains fichiers sonores dans leurs publicités.

Exemple de publicité — “A Greek Soccer Lottery” par le Huun-Huur-Tu

Outre le succès sur la scène mondiale, la médiatisation du chant diphonique, ainsi que son association avec le chamanisme, deviennent les premiers attracteurs touristiques de Mongolie et de Touva. Encore une fois, l’inscription à l’UNESCO renforce ce phénomène. Ainsi apparaissent des associations chamaniques vouées au tourisme dans les villes de l’Altaï (Lecomte, 2006). Des tarifs dédiés aux étrangers sont placardés devant les entrées. Les mouvements européens ou américains New Age aident même parfois directement au financement de ces nouveaux instituts (Stépanoff, 2004).

Avec le tourisme, les chamans entrent en concurrence les uns avec les autres, “la venue d’étrangers étant de surcroît source de prestige”. Deux types de chamanisme opposés cohabitent alors : l’un financier et l’autre à la recherche ses racines identitaires. Les chamans réalisant des spectacles touristiques pratiquent pour la plupart le chant diphonique. Ainsi, “ce qui semble le plus éloigné de l’esprit chamanique n’est pas la forme, l’utilisation de guitares électriques ou de synthétiseurs en lieu et place de tambours, mais plutôt un rapport à l’argent et au pouvoir bien différent”. En effet, il ne s’agit plus de diphoner “pour son propre plaisir” mais de diphoner pour les autres, voire pour son propre profit, ce qui va à l’encontre des valeurs animistes pré-soviétiques (Levin, 2010). Certains craignent également que cette “trivialisation de l’esprit” se retrouve chez les peuples locaux eux-mêmes. En effet, certains chamans reçoivent des demandent de rituel non plus pour guérir, par exemple, mais pour une bonne fortune monétaire.

Le même rapport à l’argent se retrouve quant à la pratique du chant diphonique. Les diphoneurs cherchent à être reconnus et médiatisés. De cette façon, la concurrence entre écoles et diphoneurs devient très apparente (Curtet, 2013). En outre, les théâtres et maisons culturelles prévoient des spectacles entièrement dédiés aux touristes et s’adaptant ainsi à leurs attentes. C’est par exemple le cas du Théâtre national dramatique et académique de Oulan-Bator qui produit un spectacle de mai à septembre permettant aux touristes d’écouter un panel assez exhaustif de styles musicaux dits “traditionnels” (Curtet, 2020). Cette promotion et ces amalgames ressemblent néanmoins fortement à ceux de l’instrumentalisation culturelle soviétique.

Extrait du spectacle touristique du théâtre national dramatique et académique de Oulan-Bator

Effets psychologiques du revivalisme

L’enthousiasme de la scène nationale vis-à-vis du chant diphonique ainsi que son attrait touristique participent au revivalisme musical touvain et mongol (Levin, 2010). Les peuples locaux sont très fiers de ce succès et l’expriment facilement lorsqu’ils doivent parler de leur pays à des chercheurs occidentaux. Ainsi, un judoka touvain explique à Eliot A. Stone que : “je n’avais jamais entendu de chant diphonique avant mon adolescence. Je n’en sais toujours pas grand-chose, mais je trouve formidable ce que ces musiciens font pour nous. Ils se forgent une renommée pour Touva” (Stone, 2012). Sur le plan social, cette reconnaissance internationale vient apaiser “un sentiment d’isolement et d’anonymat dans le monde globalisé”.

Par ailleurs, en étant utilisé comme emblème national, statique et “authentique”, le chant diphonique offre une stabilité psychologique à ces peuples en pleine crise identitaire. Le développement d’une identité culturelle propre vient soulager mentalement les populations qui souffrent d’un chômage structurel et d’autres troubles économiques et politiques depuis l’effondrement de l’Union Soviétique.

Pourtant, ces apports positifs du chant diphonique sont directement liés à l’attachement des autres pays (Levin, 2010). Cette dépendance génère une peur de la perte de l’intérêt international. Certains diphoneurs s’inquiètent que l’image traditionaliste qui séduit l’Occident ne finisse également par les lasser, à force de réduire ce style à une forme très figée et répétitive. D’autres considèrent que les diphoneurs occidentaux sont agressifs dans leur appropriation des harmoniques (tout comme dans leurs autres productions musicales) et qu’ils ne s’intéressent à cette technique que le temps d’assouvir leur soif d’innovation et de nouveauté. D’autres encore soutiennent en revanche qu’un très haut niveau musical et technique attirera toujours de nouvelles audiences. De ce fait, ils s’appuient sur des arguments de virtuosité et de performance, perpétuant ainsi la vision soviétique.

Par ailleurs, la définition du chant diphonique à l’UNESCO par l’État mongol ainsi que la perception occidentale de cette technique forgent la vision d’un chant diphonique “authentique”et/ou “traditionnel”, lié à un mode de vie nomade et rural déformé par la période soviétique. Cette identité reconstruite génère un sentiment de perte et de nostalgie chez les locaux dont les conditions de vie et l’urbanisation des territoires ont complètement changé en un siècle. Un Touvain explique ainsi qu’il manque d’authenticité pour pouvoir porter cette appellation ethnique : “j’ai grandi en ville et bien que je parle Touvain, je ne suis pas un vrai Touvain comme ceux qui vivent dans les régions éloignées”. Simultanément, certains autochtones ressentent un sentiment d’aliénation et de perte face à l’accaparation des diphoneurs par des entreprises étrangères ainsi que l’arrivée d’étudiants occidentaux souhaitant apprendre le chant diphonique sur place.

Ces points sont parfois perçus comme des intrusions ou des vols culturels : ce “trésor national d’une minorité” est “transformé en un bien de consommation”, dépourvu de son sens originel. L’influence de la musique occidentale dans le chant diphonique est parfois vue comme la contamination d’un style traditionnel devant rester “pur”. Les groupes internationaux sont alors confrontés à ces contradictions : deux systèmes musicaux différents entre l’Ouest et l’Est, tension entre traditionalisme transformé en produit marketing et évolutivité d’une tradition orale, méconnaissance de la part d’influence du soviétisme sur la pureté du style… Coincés entre deux cultures et différentes attentes, les “globe-trotteurs” vivent un certain mal-être voire une crise identitaire. Après dix ans de tournée, le Huun-Huur-Tu revient ainsi en Touva pour chercher les racines du chant diphonique avec la “volonté de sortir du style folklorisé développé sous influence soviétique”. Ces nouvelles questions, poursuivies par d’autres musiciens, génèrent un mouvement néo-traditionaliste.

Néo-traditionalisme et volonté d’un retour au “passé profond“ pré-soviétique

Les mélanges multinationaux et les bouleversements socio-politiques, entraînent une nostalgie et une volonté du retour à des sources “authentiques” d’identité parmi de nombreuses ethnies de l’ancienne Union Soviétique (Stone, 2012). Les sociétés présoviétiques sont ré-imaginées en tant qu’échappatoires aux nouvelles crises économiques, sociales et environnementales. Cette période rêvée, exempte des traces des politiques soviétiques, est également appelée “passé profond”(Wu, 2020). Ainsi, le mode de vie rural devient le symbole d’une fuite romantique et émancipatrice face aux fardeaux de la vie urbaine. Les diphoneurs retournent dans les campagnes et discutent avec les anciens pour tenter de retrouver “le lien” avec les esprits et les “vraies pratiques”.

Ces recherches se tournent également vers l’origine géographique du chant diphonique. Ainsi en Mongolie, les diphoneurs prêtent la maternité de cette technique à la région de Chandman. Cependant, une recherche au début des années 1990 montre qu’il s’agit seulement du berceau du renouveau du chant diphonique, sous l’ère soviétique justement, et non de son origine antérieure (Pegg, 1992).

Cet intérêt pour le mode de vie rural se traduit également par un exode urbain à partir de 1990, “les citadins se déplaçant vers la campagne après la disparition des industries urbaines de l’ère soviétique” (Wu, 2020). On assiste alors à un nouveau pastoralisme qui revendique davantage d’authenticité dans ses pratiques culturelles que celles des villes. Cependant, l’urbanisation et l’industrialisation intensives ont notamment entraîné un cycle de pollution des eaux, qui se retrouve jusque dans les steppes (Huang, 2020). Les nouveaux campagnards sont ainsi souvent contraints à ne pratiquer qu’un semi-nomadisme voire à se sédentariser pour puiser de l’eau dans des puits privés. De plus, en Mongolie-Intérieure, la politique chinoise pratique une intensification du cycle nomade, loin de la tradition respectueuse des cycles de renouvellement environnementaux. Selon certains Mongols, les animaux et les maîtres-esprits s’en retrouvent dérangés et changent de comportement. Ainsi, la nature et les animaux “ne font plus le son approprié au moment approprié de l’année”, perturbant ainsi le calendrier sonore des nomades restants (Levin, 2010).

Le mouvement néo-traditionaliste rencontre ainsi de nombreux obstacles, ce qui ne l’empêche pas de produire un discours romantisé et de le diffuser via les groupes internationaux. Les diphoneurs néo-trads semblent donc ne pas avoir retrouvé la pratique pré-soviétique (Stone, 2012). A l’inverse, ils paraissent se servir de ce discours afin de promouvoir et de développer une nouvelle forme de chant diphonique “qui répond à des défis spécifiques émergeant du contexte historique post-soviétique”. Cette vision de proximité avec la nature plaît d’autant plus aux publics New Age et est accueilli très positivement, renforçant une fois encore la légitimité de ce courant chez les publics locaux. Si le “passé profond” semble se dérober, la pratique du chant diphonique reste ainsi bien vivante, oscillant entre évolutions de la pratique et maintien nostalgique d’une tradition artificielle.

CONCLUSION

La fin de l’ère soviétique ainsi que l’ouverture de la région de l’Altaï à l’Occident se matérialisent donc par des changements sociaux et culturels. La pratique du chant diphonique sert d’emblème identitaire aux nouveaux États, sans que les populations contemporaines n’évoquent l’influence et la part de responsabilité de l’Union Soviétique dans la résurrection de cette pratique. L’ouverture des frontières génère une crainte de la corruption de cette technique ancestrale qui est alors patrimonialisée et dont le traditionalisme est mis en exergue. Le chant diphonique “authentique” devient alors celui du “passé profond”, exempt de toute influence soviétique ou occidentale, et relié à un mode de vie rural et nomade.

Cependant, il faut garder en tête que cette tradition orale n’est pas étudiée avant le XXe siècle. Les recherches sur les pratiques pré-soviétiques se basent alors uniquement sur de très faibles preuves empiriques : de rares témoignages, des légendes ou encore des textes de chansons. Dans les faits, la description de la pratique “authentique” du chant diphonique se base seulement sur ce discours à rebours et souvent romantisé. Elle est donc le résultat d’une sédimentation de changements de modes de vie, de pratiques, de rencontres culturelles et d’instrumentalisations politiques.

Par ailleurs, la plupart des sources qui sont disponibles et auxquelles nous avons eu accès sont d’origine occidentale. C’est pourquoi les descriptions de ce passé pré-soviétique sont à considérer avec un regard particulièrement critique. D’ailleurs certains chercheurs ont d’ores et déjà émis quelques réserves sur des points récurrents (Stone, 2012).

Il faut ainsi se méfier des amalgames pouvant être faits dans certains textes entre les diverses ethnies ainsi que de la surreprésentation de certaines par rapport à d’autres. Le lecteur l’aura constaté, ce mémoire se base ainsi principalement sur les différences entre les Mongols et les Touvains, du fait de leur forte présence dans les textes occidentaux.

Par ailleurs, certaines recherches évoquent une instinctivité presque naïve des nomades. Par exemple, en disant que le chant diphonique “authentique” est instinctif et n’a pas de durée fixe, on peut percevoir un discours paternaliste qui nie quelque part la difficulté et l’entraînement nécessaire à cette pratique ainsi que la rudesse et le temps demandé par le travail pastoral.

Les théories qui relient le système musical centré sur le timbre à une histoire plus ancienne, voire à la Préhistoire, entretiennent également une vision “primitive de cette technique.

Enfin, beaucoup de textes semblent opposer cette tradition “authentique” avec l’arrivée de la modernité et du capitalisme. Malgré leur apparente recherche de modernité concrétisée par leur volonté de rejoindre les mouvements socialistes au début du XXe siècle, les peuples autochtones semblent aujourd’hui partager en partie ce point de vue occidental à travers leurs discours néo-traditionalistes.

De cette façon, la pratique et les discours autour du chant diphonique oscillent entre des revendications d’“authenticité” figées et liées au mode de vie nomade et des acceptations ou rejets de diverses influences historiques et sociales. Malgré leurs divisions, les autochtones demeurent pleinement maîtres de leurs choix concernant le style de chant diphonique à pratiquer et la façon de le transmettre.

Au final, il semble absurde d’attribuer le qualificatif d’“authenticité” à une seule forme de pratique du chant diphonique. En effet, les variations d’influences, de choix personnels et les transformations permanentes qui entourent cette technique sont les preuves de la vivacité de cette tradition. L’UNESCO rappelle ainsi que, pour le patrimoine culturel immatériel, “l’authenticité se fonde […] sur l’esprit dans lequel elle est abordée. Le musicien, tout en respectant les normes et les règles de la tradition, s’en inspire et se l’approprie pour ensuite la transformer et l’enrichir par son style personnel” (Curtet, 2013). Au terme de ce travail nous pouvons donc estimer que les revendications d’un chant diphonique pur et “authentique”, à la forme fixe, sont illusoires. Au contraire, le chant diphonique se révèle en tant qu’un art évolutif par essence, à l’histoire riche et en perpétuel mouvement.

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éléonore sas

UX designer et doctorante en géographie (La Rochelle Université-CNRS), je cherche à déconstruire/changer le rapport humain-nature occidental via un jeu sérieux.